Pat To Yan, Le poisson rouge de Berlin

Pat To Yan, Le poisson rouge de Berlin

« Made in China »

Pour les Européens que nous sommes, la Chine est dans la majorité des esprits un immense pays menaçant, celui de la mondialisation économique dominatrice, celui d’où vint l’épidémie de la Covid 19… Pourtant, nous connaissons aussi des traits d’une Chine traditionnelle, exotique à nos yeux : celle des estampes, de l’opéra de Pékin, du canard laqué. En matière culturelle, c’est sans doute essentiellement le cinéma, celui de Hong Kong, de Taïwan et de Chine continentale qui parvient jusqu’à nous.
En revanche, le domaine théâtral contemporain semble inexistant. La preuve en est qu’en 2022, dans le cadre du festival d’Avignon, fut proposée une discussion au cloître Saint-Louis à ce propos et dont l’intitulé traduit parfaitement cet état de fait : «  la Chine que nous ne connaissons pas : la dramaturgie du théâtre contemporain chinois. » La programmation au même festival de la pièce de Meng Jinghui, Le septième jour, au cloître des Carmes, a fait figure d’ acte précurseur.

La publication chez espaces 34, dans la collection « Théâtre en traduction », du texte de Pat To Yan, Le poisson rouge de Berlin, dans sa belle version française de Sarah Oppenheim constitue une vraie découverte de l’écriture théâtrale d’aujourd’hui en mandarin et cantonnais.
Pat To Yan est né en 1975 à Hong Kong. Il a d’abord étudié la littérature anglaise, la sociologie avant d’entamer une formation à l’écriture dramatique à Londres. Il a mis en scène des auteurs étrangers comme Pommerat, Churchill, von Mayeburg etc. avant de monter ses propres œuvres. Certaines d’entre elles abordent la vie des Hongkongais et d’autres sont tournées vers l’anticipation comme sa trilogie du voyage post-humain. Il travaille en tant qu’auteur associé en Allemagne.

Ce qui frappe dans cette pièce écrite en 2019, c’est « sa plasticité ». Entendons par là qu’elle se donne à lire et à réaliser sur un plateau de façon ouverte. Il s’agit d’un récit, à la chronologie resserrée, à la troisième personne majoritairement narrant le parcours sentimental de Sze Yin, homme d’une quarantaine d’années, travaillant dans les nouvelles technologies, de nationalité hongkongaise qui vit une histoire amoureuse brève et le plus souvent à distance avec une jeune Chinoise, Lin Lin, installée à Berlin. Un troisième personnage, Yat Sum prolonge la trame sentimentale avec Sze Yin à Hong Kong. Enfin, une troisième femme, Li Li, originaire de Shanghaï mais vivant aussi à Berlin, d’une cinquantaine d’années, apparaît plus tard dans le texte. L’auteur lors de la création de sa pièce n’a pas traité ce dernier personnage.

Certains pourraient aller jusqu’à penser qu’il s’agit là d’une nouvelle. Cependant, il y a bien une distribution de personnages en avant de la pièce et l’indication que justement le récit peut donner lieu à des dialogues, d’autant qu’à diverses reprises, le texte amorce explicitement ce système dialogique comme le montrent quelques exemples : c’est de Yat Sum dont parle Sze Yin (p. 24) ; une page plus loin : Lin Lin dit : je n’ai pas aimé ton attitude ou encore le passage où les personnages commentent des chansons au karaoké.
On pourrait également appréhender Le Poisson rouge de Berlin comme un monologue intérieur du personnage masculin où les choses se disent dans la tête parce qu’il est perdu, de nulle part, toujours en voyage, qu’il ne maîtrise pas parfaitement ses mouvements du cœur : Voilà ce que Sze Yin dit dans sa tête à Lin Lin (p. 66)

Cette liberté de saisir le texte passe par sa dimension polyglotte que la traduction ne peut pas évidemment rendre totalement. Les personnages originaires de Chine s’expriment en mandarin et les gens de Hong-Kong en cantonnais. L’auteur ainsi renvoie à une réalité linguistique chinoise mais sans doute davantage à un écran existentiel impossible à vaincre entre Lin Lin et son amant Sze Yin. Une troisième langue « troue » le texte ; il s’agit de l’anglais en italiques, du monde contemporain des technologies numériques, des réseaux sociaux (open relationship, Long D, Whatsapp…, langue à la fois universelle (parlée bien sûr à Hong-Kong) mais aussi comme déshumanisée).

L’amour dont il est question est celui justement de l’éloignement permanent. Les deux amants chinois se rencontrent à Berlin, s’éloignent pour des raisons d’abord professionnelles, tentant de faire vivre encore désir et sentiment par le biais de Skype, et autres textos mais en vain. Le lien entre Sze Yin et son amie de lycée, Yat Sum, lui aussi se vit dans la distance, le départ.
Peut être que seules les chansons parviennent à dire cette profonde mélancolie amoureuse, à l’image de la célèbre chanson américaine Five hundred Miles que l’on entend à la fin de la pièce. Nous sommes toujours à 500 miles de l’Autre.

marie du crest

Pat To Yan, Le poisson rouge de Berlin, traduction du chinois de Hong- Kong de Sarah Oppenheim, Editions espaces 34, 2023, 80 p. – 15,00 €.

La pièce a donné lieu en France à une mise en espace d’Alexandra Tobelaim à Pont à Mousson en août 2023, dans le cadre de la Mousson d’été. Elle avait été créée par son auteur à Hong Kong.


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