
Marcel Moreau et l’art d’écrire sur l’amour
Quelque chose aura disparu avec le décès de Marcel Moreau : l’art d’aimer écrire sur l’amour ! J’avais été enchanté par Nous, amants au bonheur ne croyant. Je l’ai été de nouveau avec La jeune fille et son fou. Quand l’amour tient la page, l’écrivain est sans faille. C’est « l’esprit de principauté » affecté au jeu de l’amour et des bazars sexuels.
Avec Moreau, on est loin du pessimisme sensible de László Krasznahorkai qui, dans Le dernier loup, écrit : « qu’il n’était désormais plus possible de penser, que la pensée avait perdu son sens de l’aventure, du défi, qu’elle n’avait plus de profondeur, de hauteur, qu’elle se limitait désormais à exprimer des saletés primitives telles que donne-moi ça, la langue n’est plus qu’un paquet de linge sale ».
Moreau lui « salue gentiment son gouffre et son dégoût », car l’amour est une salutation qui offre son fessier au désespoir. Il nous entraîne dans le wagon du renouveau, brinquebalant, déjouant la proximité du monde par « des projets de jumelante ferveur ». Dieu sait comme la description de l’amour peut être hennissante, abêtissante entre la papatte en rond et la guimauve orchestrale. Mais Moreau annule « le mors aux dents » pour embellir la belle inaction amoureuse.
Seuls les corps demeurent et la littérature entre les peaux. « Entre mes livres et tes lèvres, il y a comme une histoire qui ne demande qu’à naître, une impudeur qui ne demande qu’à croître ». Moreau est le corsaire du paddock et son drapeau noir à tête de mort est un tricot de clitoris, une paire de seins que « seule l’élite des extravagants » peut voir, c’est-à-dire entrevoir, car, dans l’amour, tout passe à côté des baies vitrées et des portes grandes ouvertes.
L’amour prépare à un art, « mais nous ne savons lequel ». C’est une complication qui abhorre toutes les soustractions. Chez Moreau, on additionne : la beauté, la joie d’aimer et d’écrire, « l’amour que tu me donnes te garde belle dans la haine que tu m’épargnes ». Mais il ne résulte rien de toute cette arithmétique.
Dans cette catégorie câline, Moreau a un fils spirituel : Fol de Maximilien Friche. Tous deux sont des écrivains de l’amour que la déception taraude pour y laisser un trou noir, grand comme l’espace dans lequel d’autres histoires d’amour vont apparaître. Il y a une astrophysique de la dilection, comme il y a une cosmogonie de la déréliction. Car, sans l’amour, l’homme traîne dans « une pauvre civilisation des usures », sous une chape de plomb au fond de laquelle il ressemble à une porte blindée qui donne sur un terrain vague ou une fête foraine abandonnée. Sans amour, il n’y a qu’à tirer les rideaux, à baisser la lumière et à écrire « un texte gris… où sont ces noirs espaces du dedans ».
Marcel Moreau est enterré au Père-Lachaise. Sur sa tombe est inscrite cette citation : « je suis heureux pour la première fois de ma mort ». On sait qu’il mentait mal et que, « dans le secret de leur lyrisme, les mots peuvent construire le plus haut amour. Et comment, dans le secret de leur déchaînement, ils peuvent le ruiner ». L’amour est un puissant mafioso. Il sait extorquer aux mots leur noirceur « éclairée par des savoirs à en jouir… dans la terrifiante allégresse des contradictions ». Il sait les prostituer.
Il faut avoir aimé la nage d’un dauphin, même disparue, pour comprendre que la mer (qui n’est qu’un pseudonyme de l’amour) nous raconte des histoires, dont la plus belle est qu’il n’y a pas d’amour échu. En ce sens, l’écriture navigue tant bien que mal : « je t’aime sur un fleuve, les sentiments, mais j’écris sur une poudrière, le verbe. Entre le fleuve et la poudrière, il y a des raccords secrets, l’imprévisible correspondance du soufre et des larmes ».
Qui n’a jamais aimé ne pourra jamais écrire et qui ne peut écrire n’a pas non plus le temps d’aimer. Moreau va toujours à « l’essentiel du périssable ». La jeune fille et son fou dit tout de la folie d’aimer et des carcasses calcinées que les Dulcinées cadenassent pour que, même après la fin des ébats, les placards soient pleins de la conserve de leurs échos.
valery molet