En digne sorcière, Jennifer Avery sait que la vie se creuse, se mange du dehors comme du dedans. Cela revient à tatouer ce qui nous habite et nous travaille en tant qu’engendreuse comme en tant qu’engendré. En conséquence, l’art et la poésie de la créatrice demeurent fidèles à la condition humaine qu’elle métamorphose en poupées. A travers elles, Jennifer décrypte nos infirmités. Innocemment perverse, elle, lucide, ose les métamorphoses et les transformations propres à illustrer ce qui nous affecte et nous grignote. Ses poupées recréent l’espace qui nous sépare de nous-mêmes. Elles rappellent la vie d’avant le jour et d’avant le langage.
Il convient de les regarder comme en ses cérémonies grandioses et colorées là où elle fait passer du paroxysme de l’idéal à l’abîme animal. Nous entrons en des cours des miracles aux germinations intempestives qui appâtent notre inconscient, le concentrent. Jennifer Avery en perce la peau, la coquille. Elle rappelle que, paradoxalement, on n’est rien, à personne. Personne n’est rien sinon au ventre qui le cuirasse. Notre paquet de viande et de nerfs n’est qu’une masse noire qu’il faut recouvrir. L’”exposer“ainsi ne revient pas à s’en défaire. Au contraire. Cela permet de montrer ce qui fait notre état. Dans un surgissement volcanique émane l’intimité ouverte. Elle fait parler ce qui se tait et permet de s’arracher à l’erreur mystique.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
La curiosité, la faim et la beauté.
Que sont devenus vos rêves d’enfants ?
Je les vis. Je voulais devenir un chat quand j’étais petite, devenue une sorcière de l’art j’en suis tout proche.
A quoi avez-vous renoncé ?
J’ai pratiqué la cartomancie avec les lames du tarot auprès de mon ami Alejandro Jodorowsky. Le Maître interprétait ce à quoi je devais renoncer comme n’étant pas bon pour moi ou risquant de me créer des problèmes. Ma chère amie Laurie dit toujours : « tu dois t’arranger pour que tout soit bien et que tu puisses travailler».
D’où venez-vous ?
Je suis une chienne d’Américaine. J’ai grandi et je rapetisse sur la côte Est. Mais ma famille vient d’Ecosse et d’Ukraine. Quand elle est arrivée pour la première fois aux USA en 1913, elle s’est installée à La Nouvelle Orléans.
Qu’avez-vous reçu en dote ?
Ma moitié écossaise se réclame du monde des fées et ma moitié ukrainienne des putains et des voleurs de chevaux. lol.
Un petit plaisir quotidien ou non ?
Je demande une immense indulgence pour chaque jour de ma vie.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
Je suis une sorcière.
Comment définiriez-vous votre approche des poupées ?
J’ai appris à créer des poupées avec ma grand-mère puis j’ai étudié la sculpture à l’université. Les poupées sont des outils puissants et magiques en art !
Pourquoi le choix de « Vinegar » (Vinaigre) comme aka ?
Le rythme du mot, l’odeur, les associations : vous ne transformerez jamais le vinaigre en confiture… Un tigre est un tigre pas un agneau.
Quelle est la première image dont vous vous souvenez ?
Les dessins animés de Roméo et Juliette, des oiseaux morts, la lecture étant une lutte pour moi : certainement un alphabet.
Quelle fut votre première lecture ?
Je ne pouvais pas lire avant très tard dans mon enfance alors je voulais créé des poèmes, des scénettes, des histoires. Mes premières lectures furent mes premiers écrits. Mes miaulements pendant la nuit, je les écrivais tout de suite en me levant. Je pense qu’il en était ainsi : je devais être un chat.
Lire est devenu plus facile maintenant. Je considère Edgar Allan Poe et Oscar Wilde comme mes pères et Anaïs Nin et Anne Rice comme mes mères.
Quelle musique écoutez-vous ?
En France je suis tombée amoureuse de la radio FIP. Habituellement je joue de la musique dans des groupes punk et gothiques donc je suis fréquemment poussée vers un monde émotionnel, théâtral et subversif !
Quel livre aimez-vous relire ?
Beaucoup ! Actuellement « Ululu » (« L’Amateur d’oiseaux ») de Thalia Field et « What is not yours is not yours » (« Le blanc va aux sorcières ») de Helen Oyeyemi
Quel film vous fait pleurer?
La catharsis est mon « sport » favori. Cela me permet de pleurer en lieu et place d’autres occasions où je devrais le faire. La beauté tragique et la poésie me rendent délicieusement sensible, comme la scène des obsèques finales dans le « Big Fish » de Tim Burton.
Quand vous vous regardez dans votre miroir qui voyez– vous ?
Une beauté enchanteresse, une importation ravageuse, un chat.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
J’écris des volumes. J’ai performé mes poésies partout dans Paris principalement à partir de mon livre « Arch(i)texture ».
Quel lieu a valeur de mythe pour vous ?
Les lieux de ma famille d’origine : La Nouvelle Orléans, Odessa, une île dans le ciel. Les lieux de mes obsessions : la France, la maison de ma grand-mère, les cimetières, la forêt.
De quels artistes vous sentez-vous le plus proche ?
Louise Bourgeois, Paul McCarthy, Rachel MacLean pour les artistes. Je me sens très proche de Shelley Jackson et son travail de patchwork de fille.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire?
Chocolat, pensées, taxidermie, tatouages, quoi que ce soit en velours.
Que défendez-vous ?
Le chaos, la magie, la beauté, l’espièglerie, le mélange des contraires.
Que pensez-vous de la phrase de Lacan : « l’amour c’est donné quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » ?
Oh Lacan… Je me sens plus proche de Guy Debord et Brain Massumi. Aimer, c’est donner quelque chose qu’on a à quelqu’un qui en a besoin. L’amour est une drogue. L’amour, l’amour nous déchirera de nouveau.
Et celle de de W. Allen “La réponse est oui mais quelle était la question ?”
J’ai tendance à penser que Allen est un pauvre type.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Ma couleur favorite. Le bordeaux : c’est sanglant sexy et sirupeux.
Votre animal favori : les chats car ils sont mortels, chauds et gracieux.
Mon liquide corporel favori : les larmes causées par la beauté de la neige car elles sont à ce moment-là mélancoliques.
Et enfin si je me suis réveillée dans une pièce sombre et que je n’ai eu aucune idée de comment j’y suis rentrée et comment trouver la sortie : je me sens curieuse, fâchée, excitée et affamée.
Présentation, entretien et traduction de l’anglais (US) par jean-paul gavard-perret pour leitteraire.com, le 17 décembre 2017.