Pascal Rannou, De Corbière à Tristan : Les Amours jaunes, une quête de l’identité

 « Ce crapaud-là, c’est moi ! »

 

Né en Bre­tagne bre­ton­nante dans un milieu bour­geois hos­tile à la langue et à la civi­li­sa­tion bre­tonnes, Tris­tan Cor­bière va devoir renier son groupe eth­nique ori­gi­nel pour embras­ser des formes de civi­li­sa­tions mar­gi­nales : le menu peuple d’Armorique, les marins, la bohème pari­sienne. Les Amours jaunes témoigne de cette recons­truc­tion iden­ti­taire.
Pas­cal Ran­nou, agrégé de Lettres modernes et spé­cia­liste de la lit­té­ra­ture bre­tonne (Guille­vic, Hélias), s’intéresse à cette quête, dont il fait le cœur de sa réflexion. Il livre un puis­sant ouvrage, refonte de celui pré­cé­dem­ment paru en 2006, cou­ronné par le Prix Henri de Régnier de l’Académie fran­çaise pour sa pre­mière édition.

Après une vive intro­duc­tion qui montre com­ment, peu à peu, Tris­tan sort de l’anonymat dans lequel l’a main­tenu l’histoire lit­té­raire, et curieu­se­ment, par la grâce des che­mins détour­nés et des uni­ver­si­taires étran­gers, l’auteur dresse un « pano­rama cri­tique des Amours jaunes », qui per­met de se faire une idée de la récep­tion de l’œuvre à tra­vers les âges.
Par cette étude, il débouche fina­le­ment sur le cœur de son pro­pos, la quête identitaire.

Le cha­pitre II se consacre à « l’identité contra­riée » du poète, et Pas­cal Ran­nou s’interroge sur le moi, le chant (expres­sion du lyrisme, donc de la souf­france per­son­nelle), les ori­gines fami­liales et géo­gra­phiques. Allant cres­cendo dans la thé­ma­tique rete­nue, la troi­sième sec­tion s’intéresse à la néga­tion de l’identité (« l’identité niée »), et se fonde majo­ri­tai­re­ment sur ce qui est rejeté : le sys­tème poli­tique, les traits eth­niques fon­da­men­taux (art, reli­gion, dogme, sexua­lité), la norme lit­té­raire, les modèles clas­siques et roman­tiques, les hauts lieux lit­té­raires, Vic­tor Hugo…
Peu à peu se des­sine une poé­tique de la néga­tion, voire de la déné­ga­tion, qui ne peut que débou­cher sur une perte de repères absolue.

En bonne logique, le cha­pitre IV se penche sur « le désar­roi iden­ti­taire » d’un Tris­tan d’abord « étran­ger à lui-même » : les sen­sa­tions sont convo­quées, ainsi que la notion d’exil bifide (nomade et séden­taire). Puis vient le temps de « la demeure close » et du « mono­li­thisme cultu­rel fana­tique », sec­tion où l’auteur se penche essen­tiel­le­ment sur deux poèmes, « Mate­lots » et « La Fin », comme exemples typiques de la poé­tique de Cor­bière.
Le cha­pitre V glisse vers une conclu­sion plus heu­reuse et déve­loppe la notion d’« iden­tité retrou­vée ». C’est l’occasion de remettre Tris­tan Cor­bière en situa­tion : d’abord le poète soli­daire de la bohème pari­sienne, puis le porte-parole des « Gens de mer », le « barde bre­ton », le mytho­graphe, le héraut du peuple.

Pour conclure, Pas­cal Ran­nou refor­mule tour à tour quelques notions cen­trales du recueil : l’identité cultu­relle, l’imagination, l’influence de Bau­de­laire, le désar­roi iden­ti­taire, dans l’idée de retra­cer tout le che­min qu’a par­couru Cor­bière pour deve­nir Tris­tan. L’ouvrage se com­plète d’une solide « biblio­gra­phie tris­ta­nienne » (62 pages, sans doute la plus fiable et la plus dense, remise à jour pour cette édi­tion), d’un index citant les auteurs et les cri­tiques (sauf les deux prin­ci­paux, évin­cés par une note pré­li­mi­naire, tant leurs réfé­rences sont indis­pen­sables), et d’une table des matières assez détaillée, per­met­tant une mani­pu­la­tion aisée pour qui sou­hai­te­rait entrer par le détail.
On pour­rait regret­ter le fait que l’ouvrage n’aborde pas la ques­tion du rire, qui semble aller comme un gant à Cor­bière, même si des thèmes connexes (le badi­nage, la paro­die, le bur­lesque) sont évo­qués. Mais ‚par ailleurs, M. Ran­nou est l’un des rares auteurs ayant étu­dié Tris­tan Cor­bière à pen­ser réel­le­ment la rela­tion du poète à la Bre­tagne et à sa langue.

Assu­ré­ment, les pré­pa­ra­tion­naires de l’Agrégation ont là un outil pra­tique et intel­li­gent pour la lec­ture avan­cée des textes de Tris­tan. L’amateur de lit­té­ra­ture y trou­vera aussi son bon­heur, tant l’étude de Pas­cal Ran­nou contri­bue à lever le voile et à pro­po­ser des inter­pré­ta­tions sti­mu­lantes sur un auteur si déroutant.

yann-loic andre

Pas­cal Ran­nou, De Cor­bière à Tris­tan : Les Amours jaunes, une quête de l’identité, Paris, Cham­pion, 2019 (nou­velle édi­tion), 2019, 768 p. — 25,00 €.

 

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