Pierre Alechinsky, Ambidextre
Alechinsky – à travers ses « griffures » apparemment jetées de manière provisoire mais qui insultent les adeptes de la désolation grandiose – impose son blason « touchez, c’est du marbre » – tout en ajoutant à ses images une réflexion critique qu’il n’a cesse de poursuivre en leurs compagnonnages.
Le régime d’un penser l’art reste inhérent à celui qui n’étale pas mais répare les accrocs de l’histoire dans ses ratures-filins, ses points d’attaches qui ne relient qu’eux. En ce livre, il ne s’agit plus d’images mais de glissements successifs. Hors parade mais pour une théâtralité du réel car le peintre rappelle que seule la fiction ramasse en le bousculant le réel esquinté de trop d’images surmédiatisées.
L’artiste les décompose autant dans leur « nature » qu’à travers leurs signes et leurs messages. Et le livre est là pour aiguiser la soif de dessiner et de peindre à l’intérieur de spacieuses trouées au sein de contours rectangulaires en une suite de débordements et d’accumulations successifs. Vagues de taches et superbes « raccords » se succèdent et se perdent au milieu des traits qui semblent nerveux et éphémères. Entassés aussi.
Mais pour mieux montrer ce qu’il en est du vide soudain cerné de tronçons noirs en hautes pattes ou en dents de scie. C’est ainsi que, comme l’artiste, suivent et se propagent « des bancs de sauterelles (qui) s’abattent sur le papier. Gueules mobiles aux interrogatives antennes ».
Cet aplatissement est aussi un envol. Soudain, un phallus tel un revolver tire à blanc sur une dame en éjaculant sur ses cheveux noirs, le tout dans la fraîcheur des traits et dans le déchaîné fantôme des limites. Séduit toujours par l’ « inconnaissance des causes » qui le pousse à créer, Alechinsky joue entre le travail de la pesanteur et le celui plus fluide quoique torturé de la peinture coulante comme de la confiture.
De la fraîcheur de l’esquisse à l’encre épaisse surgissent la cadence et le récit de ses dessins. Ce livre en donne des clés et les sublime.
jean-paul gavard-perret
Pierre Alechinsky, Ambidextre, coll. Blanche, Gallimard, Paris, 2019, 472 p.