Certains voulurent voir en Eva Bergera une nunuche ou un délurée. Elle s’en souvient. Comme de ce que disait la mère (ou d’autres). Et pour leur faire plaisir, nous pourrons ajouter de souverains poncifs : “Fais les choses comme elles doivent se faire”, “J’espère que tu iras te confesser”, “Ne sois jamais plus proche de quelqu’un que de ta chaise”, “Accompagner partout les garçons te conduira nulle part”, “Seuls les filles maigres comme un clou rendent les hommes marteaux”, “Les sœurs siamoises ne s’adonnent pas au plaisir solitaire : fais de même”, “Ta vie n’est pas légère : ces dessous m’inquiètent”, “Dis bonjour au facteur surtout quand il sonne deux fois”, “Ta sincérité, c’est dire une chose et son contraire”, “Arrête de boire la lune”, “Quand je pense tout ce qu’on fait pour toi “, “Réveille toi assez pour savoir que tu rêves “, « Tu ne bats pas le crème : tu bats le bol “, ” On adore ses seins comme on les couche “, “Il y a plus de poissons sans mer que de mères sans poisson”, “Comme on fait son lit on se couche”, “tu as vu dans quel état tu rentres ?»
Mais qu’on se rassure, l’artiste s’en est (bien) tirée. Elle a même appris à aimer le néant avec Beckett, la révolte avec Annie Ernaux et Christine Angot, la solitude avec Giacometti et l’amour avec Schubert, la transformation avec Orlan. De toutes et tous, elle est sans doute proche du premier et de la dernière. Comme lui et elle, Eva Bergera est experte en farces et « foirades » qui montrent comment en croyant caresser la beauté on cultive la laideur. Mais l’artiste ne s’en soucie guère : elle à mieux à faire : à la théâtraliser en se moquant des corps glorieux et ceux qui veulent leur ressembler.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
La sortie d’un cauchemar, le réveil qui sonne, la faim. Le besoin d’aller voir, vérifier, scruter l’œuvre en cours. Attendre avec impatience la lumière du jour pour la revoir et la reprendre.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Enfant, je rêvais de partir de Roanne, de fuir ma classe sociale, m’éloigner de ma famille, d’être peintre, de rester en décalage, de n’avoir jamais aucune responsabilité. Il faudra souffler beaucoup de bougies pour qu’ils se réalisent.
A quoi avez-vous renoncé ?
A me sentir aimée par un homme que j’admirerais.
D’où venez-vous ?
De Roanne.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
La culpabilité.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Un verre de vin.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes?
Aucune idée.
Comment définiriez-vous votre approche du et des corps ?
J’aime chercher mes limites, voir jusqu’où je peux modeler mon corps, tirer sur la corde sans qu’il ne flanche. J’ai besoin de l’éprouver par des séances de sport intenses, des modifications corporelles, l’alcool, pour basculer dans un état autre et vérifier que je suis vivante.
J’ai longtemps été fascinée par Pierre Dukan qui est pour moi un nutritionniste gourou, il a réussi à enrôler de nombreuses personnes et à modifier leurs corps à distance. J’avais entamé une formation de diététicienne pour moi aussi transformer des corps par le biais de l’alimentation.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
La première je ne sais pas, mais « Les jours gigantesques » de Magritte m’a interpellée. La confusion des corps, des mains, des ombres, le visage tendu de la femme et son corps lourd, ça me met dans un malaise et ça m’hypnotise à la fois.
Et votre première lecture ?
J’ai des souvenirs du conte « Roule galette » de Natha Caputo et des histoires du Père Castor.
Une des premières lectures qui m’a marquée est « La vie devant soi » d’Émile Ajar, j’étais touchée par la relation entre Momo et Madame Rosa, par son incompréhension face à la vie qui s’acharne. Il disait qu’il ne comprenait pas pourquoi on ne laissait pas partir une femme qui ne peut plus « se défendre » (se prostituer). Il est resté près d’elle jusqu’à la fin, il ne l’a pas lâchée.
Quelles musiques écoutez-vous ?
En ce moment j’écoute une boucle de 4 chansons : “River” (Eminem, Ed Sheeran), “L’amour en solitaire” (Juliette Armanet), “Him & I” (G-Eazy, Halsey), “Un autre” que moi (Fischbach).
Quel est le livre que vous aimez relire ?
“De la tranquillité de l’âme” de Sénèque.
Quel film vous fait pleurer ?
« Elephant man ».
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Plus ou moins Eva Bergera.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A 3 femmes : Annie Ernaux, Christine Angot et Virginie Despentes. Je manque de vocabulaire pour leur rendre tout ce qu’elles m’ont donné.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Miami pour les immenses ateliers d’artistes, la chaleur moite, la plage, les gens qui font du sport sur la plage, le culte du corps, les dollars, les immenses cocktails, la bière qui devient vite tiède, les cigares et les M&M’s au beurre de cacahuète.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Je me sens beaucoup plus proche de la démarche d’écrivains, poètes, littéraires. Je me réfère grandement à Didier Éribon, Édouard Louis et Annie Ernaux dont la démarche consiste à partir d’un texte littéraire, qui est un récit de soi, pour déceler les structures sociales qui vont dominer le sujet. Mes matériaux diffèrent — je pars d’un poème, de quelques mots, d’une peinture — mais le cheminement est le même.
Très souvent dans les textes d’Annie Ernaux je pourrais remplacer « écrire » par « peindre » (bien que je ne me sente pas fondamentalement peintre). Pour exemple, dans Se perdre (2001) elle évoque « ce besoin que j’ai d’écrire quelque chose de dangereux pour moi, comme une porte de cave qui s’ouvre, où il faut entrer coûte que coûte ». C’est exactement ça, mes œuvres sont mes portes de caves dans lesquelles je dois entrer.
Pour ce qui est des plasticiens, j’admire Thomas Hirschorn, Orlan, Marc Quinn, Ron Mueck ou encore Vincent Gicquel.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Des séances de coaching perso dans une salle de sport haut de gamme.
Que défendez-vous ?
Je ne sais pas si je défends, je tente de résister plutôt.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Que regarder, admirer des personnes et s’en servir pour créer c’est plus facile que l’Amour.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
Ça m’évoque un jeu, une farce, comme la peinture, une grande supercherie, une branlette intellectuelle.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Pourquoi ne voulez-vous pas d’enfant ?
Présentation et réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 11 février 2018.