Franz Kafka, Rapport pour une académie

Homme, où est ta victoire ?

Dans la ter­rible nou­velle de Kafka, un « homme » raconte, de sa cap­ture à son adap­ta­tion au monde des hommes, son fabu­leux passé de singe aux membres d’une Aca­dé­mie des Sciences. Séparé de son état simiesque depuis cinq ans,  l’auteur feint une forme d’alacrité. Mais très vite il insiste par la bande sur la mali­gnité des hommes qui l’applaudissaient jadis en se tenant loin de la bar­rière qui les sépa­rait de lui. La grande porte qu’il estima s’ouvrir en deve­nant homme devint « de plus en plus basse et de plus en plus étroite à mesure que mon évo­lu­tion avan­çait ». Et dès lors, la vie de singes des aca­dé­mi­ciens ne peut pas être plus proche d’eux que la sienne est de lui.
Fai­sant preuve d’humour — et quoiqu’ayant l’habitude de reti­rer son pan­ta­lon pour mon­trer le trou de la balle qui l’avait blessé ( « Tout se montre là au grand jour, il n’y a rien à cacher ; quand il s’agit de vérité »), il com­prend néan­moins que la rai­son lui inter­dit ce geste. Rap­pe­lant ses dif­fé­rents états et leur ava­tars, il explique aux ani­maux humains de son audi­toire que ceux qu’on nomme sau­vages res­tent  proches du « sens humain ». Accep­tant le dres­sage, le héros a donc sur­vécu. Mais il n’a rien fait d’autre. Ayant eu jadis des issues, il n’en a plus aucune. Sans même par­ler de liberté. Elle reste toute relative.

Et le nar­ra­teur de pré­ci­ser : « Avec la liberté, je le dis en pas­sant, on se trompe trop sou­vent entre hommes ». Cette liberté res­semble pour lui à un numéro d’artiste. Et ce qu’il est devenu ou resté, le héros le doit à une capa­cité de résis­tance. Elle le fait accep­ter des plus gros­siers comme des plus savants. Il n’en est pas dupe. Le confé­ren­cier ne doute pas qu’on le prenne encore pour un singe. Mais n’est-ce pas là sa seule liberté ? Pour autant, Kafka ne prêche pas ; il s’amuse. En mon­trant par exemple com­ment l’ex-singe doit pra­ti­quer avec pru­dence même pour cas­ser une noix.
Epuisé par la nature humaine qui est deve­nue son des­tin et n’étant pas séduit par l’idée d’imiter les hommes, il fait cepen­dant comme les autres héros de Kafka — celui de L’Amérique entre autres  — : il s’adapte. Tout compte fait, son évo­lu­tion est bien plus grande que ceux qui l’écoutent du haut de leur patri­moine humain trop humain. La leçon vaut bien une conférence.

jean-paul gavard-perret

Franz Kafka,  Rap­port pour une aca­dé­mie, tra­duc­tion de Patri­cia Miquel + C.D. « Kafka’s Para­chute » de Nurse With Wound, Edi­tions Lenka Lente, Paris, 2017 — 9,00 €.

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