Kolère de François Thiery-Mourelet est un splendide roman
Quand j’ai reçu Kolère, j’ai été pris d’un doute. En effet, mon admiration pour Thiery-Mourelet comme poète est un secret de polichinelle qu’aurait dissimulé la reine des pipelettes dans une chambre truffée de glaces sans tain et de judas. J’avais déjà eu l’occasion de parler de ce poète ample qui se situe dans la lignée de lui-même alors que tant de poètes ne ressemblent au mieux à rien, au pire à d’autres poètes qui ne ressemblent à rien.
Thiery-Mourelet est un écrivain vaste comme un pantalon de Pierrot dont l’alunissage est toujours reporté, car il ne peut être débarqué dans un espace trop restreint ; et le monde est un rescrit de restrictions et une éclipse douloureuse. Cependant, je ne lis jamais de romans policiers pas plus que je ne regarde de séries : les ficelles sont trop grosses et la scénarisation de tout m’horripile. Pourtant, un poète est à son aise même dans un escadron de gendarmerie. Il rend esthétique un gourdin et métamorphose une matraque en cattleya. Avec lui, un pot de yaourt fait le vacarme d’une bouteille jetée dans un bac à verres.
Et, en effet, j’ai avalé Kolère comme une aspirine après une cuite. Prenez un professeur de psychiatrie qui jure comme un charretier qui, tel un Christ inversé, verrait son vin changé en eau de boudin ; saupoudrez d’un assassin présumé demeuré à moins que ce ne soit un demeuré présumé assassin qui est emprisonné, soupçonné d’avoir violé, étranglé et brûlé une dizaine de personnes, dont de jeunes filles psychologiquement atteintes, dans une clinique pour gosses de riches. Ces jeunes filles défleuries par une anorexie gloutonne déteignent dans le paysage du colossal Antonin, le tueur supposé : c’est un David peint par Michel-Ange et ressuscité par ignorance de ce que cela est impossible. Il y a une ambiance provinciale entre Chabrol et tata yo-yo, des flics et des infirmières belles comme des gardiennes de camp.
Thiery-Mourelet nous transporte dans un policier pris par sa propre police. Dans ce roman, le monde n’est pas un panorama ni une ânerie ; ici, « l’oubli fabrique sa propre mémoire ». Nous voyons des maladies mentales, ces incendies intimes qui rejoignent des incendies réels, des visages velus et des faces qui sont un entredeux entre la limace et la laitue. L’enquête, en forme de lac Léman, jumelée avec le Loch Ness sur lequel navigue le cauchemar à croupetons, est un véto fait à la sottise au fond de laquelle une clinique finit par ressembler tellement à une calligraphie qu’elle s’incarne à la page 94. « La psychiatrie, c’est un truc de folie ».
Plus il y a d’univers intimes, moins la psychologie existe. Si notre monde valorise autant les experts, les psychanalystes, la compréhension, c’est parce que l’intimité, accostée au silence, est devenue une soustraction. Quelle ironie de savoir que les hommes veulent devenir eux-mêmes et, une fois qu’ils se sont trouvés, de constater « psychologiquement » qu’il n’y a rien dans la « plénitude de ce qu’ils sont socialement », car tout est médiocrement vide sans l’intériorité. La psychiatrie est une manière de se mettre en joue quand l’intimité – seule idée révolutionnaire avec brin de facétie – fait défaut. Elle représente la face faussement réglée de l’intimité – une forme de législation assimilable plutôt qu’une orgie de labyrinthes propre à la création. Si ce qui est morne prédomine, n’est-ce pas parce que nous ressemblons de plus en plus à des procès-verbaux d’audition ?
Dans cette perspective, qui saura donc démêler cet Antonin Zach, de l’Antonin Zorn et de l’Antonin Zingg ? Peut-être que, au fond, tout est du « néogothique revisité schmelzkäse (fromage à fondue) » ? Thiery-Mourelet, grand poète, sait incroyablement saucer le poulet si bien que l’on ne sait pas avant le dernier sudoku de la page 411, si le sot-l’y-laisse a été découvert ou pas. La France vaut bien un képi, oublié sur une patère, dans le grenier d’un bâtiment incendié par on ne sait trop qui.
Lisez vite Kolère, la vie sera moins lourde pendant quelques heures. Puis, dévorez les recueils de François Thiery-Mourelet Brise dans le miroir et Crâne-caverne et vous comprendrez pourquoi « la triste aventure de la psychologie » n’est qu’un effet, déjà suranné, de l’absence de poésie. La poésie ne détecte rien. Elle déduit tout dans l’innocence de la pluralité des mondes probables, éloignée du soi-disant réel, vous savez, là, où l’on porte cravates, cartes bancaires et baise-en-ville comme si, par ce truchement, la purée sociale se transfigurait en sanctification de l’épluchure.
Si, comme le pensait Karl Kraus, « le diagnostic est la maladie la plus répandue », Thiery-Mourelet nous épargne l’un et l’autre.
valery molet
François Thiery-Mourelet, Kolère, Posidonia Littératures, février 2023, 411 p. -19,00 €.