Grégory Rateau : gagner son âme – entretien avec l’auteur (Conspiration du réel)
Proche des grands dépressifs de la littérature et du cinéma, Grégory Rateau refuse néanmoins tout état de déréliction. Son œuvre se veut un combat pour la dignité des perdants. Face à ce qui plonge dans l’abîme de la chair, il fait de la poésie une arme vers le haut.
Toujours en partance, il met le cap sur l’espérance en dépit de ce qui harasse ou tue. Au nom de « tous ceux qui tombent » (Beckett), ses vers deviennent une féroce dentelle. Elle vogue vers le large pour rejoindre l’île des autres qui font défaut et le ramène toujours à sa banlieue première.
Grégory Rateau, Conspiration du réel, Préface de Catherine Dutigny, Editions Unicité, Paris, 2022, 78 p. – 12,00 €.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
L’envie d’en découdre de nouveau avec moi et avec le monde et de le faire par le seul moyen que j’ai encore à ma disposition : celui de créer, de partager, de questionner…
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
J’essaie de les vivre au quotidien. Voilà pourquoi je ne comprends pas les envieux, les jaloux, ceux qui se donnent des excuses pour les avoir reniés. Il est en notre pouvoir de choisir la voie que l’on souhaite emprunter et de tout faire pour y parvenir. Cela implique aussi de cheminer en ayant des valeurs solides et de s’y tenir, de rester digne quand tout autour de nous invite à la bassesse, de se remettre en question le plus possible plutôt que de sans cesse désigner son voisin.
A quoi avez-vous renoncé ?
A faire plaisir aux autres, à vivre la vie que l’on souhaitait pour moi. Je n’ai pas cette générosité-là.
D’où venez-vous ?
De Clichy-sous-bois, dans la banlieue parisienne. Un endroit qui en soi peut me définir. C’est très formateur de grandir dans cet environnement, la violence rend lucide très tôt mais j’ai réussi à garder une certaine forme de naïveté. Les tyrans ne m’ont pas tout pris, ma famille était là pour m’épauler même si elle ne pouvait pas tout comprendre.
Qu’avez-vous reçu en « héritage » ?
De la volonté, le désir d’aller au bout de mes ambitions même si cela doit m’en coûter.
Un petit plaisir – quotidien ou non ?
C’est un peu le problème, je ne me fais pas assez plaisir mais j’y travaille.
Comment définiriez-vous votre poétique ?
Difficile car je pense que seuls les lecteurs pourront la définir, ou pas d’ailleurs mais je préfère qu’ils la ressentent. Je cherche une certaine forme « de vérité », je ne cherche pas à faire rêver les gens mais à les faire réagir. Je lis énormément de poésie mais très vite j’ai compris où je voulais aller. Je me suis beaucoup déplacé dans ma vie en emportant mes frères d’arme avec moi : Prevel, Daumal, Larbaud, Rodanski, Cendrars, Rimbaud, Fondane, Dietrich et beaucoup d’autres… ce sont eux qui, les premiers, m’ont montré le chemin à suivre.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Pour être sincère, je ne m’en souviens plus mais j’ai toujours été bouleversé par la nature. Mon petit jardin était l’Amazonie quand j’étais gamin, tout un monde y était concentré. Pas de poésie sans ce premier regard posé sur les êtres et les choses. J’ai voyagé pour retrouver ce sentiment grisant des premières perceptions.
Et votre première lecture ?
« Bel-ami » de Maupassant (toujours au programme du bac d’ailleurs) a été mon premier choc de lecteur. Cet arriviste renonçait à l’amour pour vivre son désir de grandeur. Je me suis juré de toujours privilégier l’amour en me répétant cette phrase de la Bible : « A quoi sert à un homme de gagner le monde s’il perd son âme ? »
Quelles musiques écoutez-vous ?
Du jazz beaucoup de jazz pour mieux vivre et aussi pour écrire et de la musique classique, je n’écoute presque rien d’autre. Je ne suis pas un snob, simplement je ne me force jamais en rien surtout en ce qui concerne mon rapport à la culture. Je ne me laisse jamais influencer par les autres mais je reste ouvert à la découverte. On rencontre les œuvres au moment opportun.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
« Martin Eden » de Jack London, je le relis presque tous les ans, Martin c’est moi (rire) ! et je relis une page du « Livre de l’Intranquillité » de Pessoa absolument tous les soirs avant de me coucher.
Quel film vous fait pleurer ?
Beaucoup mais « Le feu-follet » de Louis Malle me brûle à chaque fois, je tremble littéralement en voyant s’enfoncer dans la dépression le personnage d’Alain. L’identification est totale. C’est terrible.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Quelqu’un d’autre qui m’observe.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A Dieu car je suis presque certain que ma lettre resterait sans réponse.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Le tourisme de masse a tout chamboulé. Il est presque impossible de s’approprier un lieu, c’est pour moi la condition pour le sacraliser. J’entretiens un rapport d’amour-haine avec la ville de Bucarest où je vis depuis 7 ans, la ville mal aimée par excellence, celle que je mérite sans doute dans le fond.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Panait Istrati, cet écrivain roumain qui cherchait son université sur les routes et dans la fraternité. Pour la poésie, je me sens très proche de Prevel, son désespoir me parle, son incapacité à trouver l’ami, le frère, le père.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Il vient de passer. J’ai reçu des livres, un voyage à Rome de ma moitié et je confesse aussi une petite passion pour les chapeaux Porkpie (rire), emblème du jazz que je m’offre moi-même de temps en temps.
Que défendez-vous ?
Ma liberté, mon indépendance et ceux qui se font lyncher collectivement par la meute, j’ai trop souffert de ça étant gamin pour fermer les yeux.
Que vous inspire la phrase de Lacan : « L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »?
Le don de soi, donner sans compter, sans posséder et sans rien attendre en retour.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : « La réponse est oui mais quelle était la question ? »
J’adore Woody Allen, cela me fait penser à sa phrase : « Je serais heureux si j’étais heureux ». Il décortique toujours les contradictions de ses personnages, on sent l’artiste en analyse. Ici, c’est symptomatique du monde dans lequel on vit, répondre sans attendre la question, sans véritablement échanger, sans interagir, simplement s’affirmer mais je peux me tromper.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Si j’étais heureux ? Mais je repondrai sans doute par la phrase de Woody Allen pour éviter de vous répondre vraiment ou tout simplement pour éviter de me poser la question (rire).
Entretien et présentation réalisé par jean-paul gavard-perret, pour lelitteraire.com, le 11 octobre 2022