Eugène Durif, Au bord du théâtre

Eugène Durif, Au bord du théâtre

Le passé présent

Lire et découvrir la poésie d’Eugène Durif nous plonge dans sa langue, et ainsi dans sa personne. L’on connaît davantage le Eugène Durif dramaturge, qui nous livre une certaine relation à la durée, durée mythique, durée humaine.
Et si l’on considère que cette langue poétique fait un arrière-fond au travail de l’écriture dramatique (Le théâtre c’est la poésie qui sort du livre pour descendre dans la rue, F. Garcia Lorca), on y ressent surtout une question de temps, et en quelque sorte de langage silencieux, sans gras, juste l’aubier de l’arbre dont le lecteur de cette poésie se rend témoin.

Et puisque je parle de temps, j’ajouterais que l’idée – l’Idée selon Platon, veut dire l’essence de la chose et non son image qui se projette sur le fond de la fameuse caverne – traversant tout le recueil – près 400 pages -, c’est le passé, celui qui hante et qui dévore. Pour moi, c’est la topologie : passé versus présent, mythe versus réalité, qui sont le plus évidents.
Nous sommes donc dans l’hinterland de la durée, dont l’axe central est le souvenir, la hantise de la remémoration. Souvenirs, sans doute, mais revenus à soi par le travail du regret et de la fascination. Ici, idéal et douleur s’abouchent.

De ce fait, c’est à ce paradoxe du temps (présence/absence) que nous invite le poète. Paradoxe du passé qui reste présent dans le poème, et qui cependant n’est plus, qui tourne autour de faits d’hier, du mal ressenti à l’excavation des choses anciennes. Le poème a cette tâche, celle de faire coexister dans l’art de sa prosodie ce qui fut et ce qui apparaît, sans doute dans la déformation des années.
Quoi qu’il en soit, nous sommes bel et bien déchirés comme le poème nous y incite. Blessure qui traverse le chant des textes, où l’on ressent ce qui reste vivant dans l’esprit, et ce qui est saisi, donc toujours avec la morsure du regret. Oui, ces sortes d’odes ont un ton élégiaque.

Le poème fait retour, revit avec un plaisir mêlé d’angoisse, tente de signifier une réponse à quelque chose de disparu, en saisissant l’écho des choses. Mais avec peu de narcissisme, car cette figure du temps est universelle, et souvent, moi aussi j’ai pu aimer le passé et son goût de liqueur triste ; je m’y suis donc reconnu, je me suis vu dans ce miroir.

Le rêve de l’amour dissipe les corps,

au matin parfois il ne reste rien,

que l’on a cru serrer contre soi,

et qui n’était qu’ombre ou leurre.

ou

(Comme pour clore, retrouver

les traces et dans le même geste

les effacer à jamais).

ou

[…] Une main qui se serre

Si vite et ne se souvient

Que de la chair étreinte

De la peau et non plus

Des visages et des mots,

Nous reste cela, nous reste

Si peu, et les rideaux immobiles

À la fenêtre ouverte, et les linges

Qui battent au fil, ce ne fut

Après tout que cela, un regard

Jeté par la fenêtre et la fenêtre

S’était refermée ou ce qui est

Derrière obscurci à jamais.

 

Moments ductiles, délicats, miroitement légèrement gazeux – comme la présence de l’émotion -, éther, fumée des choses, et quand tout doit disparaître, le temps revient à lui-même et se recroqueville sur le présent, infusant le sentiment de la durée dans un geste aérien. Sensualité de l’enfance, de l’adolescence, monde qui préfigure le goût sensuel de la maturité, là l’essentiel du voyage temporel.
Et c’est avec une espèce de principe féminin de la mémoire, mémoire introvertie, que nous touche le sentiment qui fait lien avec la ressouvenance. On aime le lien de la relation amoureuse, le lien avec les personnes regrettées, le lien avec des lieux oubliés, lien avec soi dans le tremblement intérieur.

Figures du passé, figures du rêve, figures de la mémoire, figures des jours et des nuits préexistants. De là, viennent ces sortes d’églogues ? ou sinon, cette adresse au temps, à ce qui fait la langue invisible des humeurs ? Toujours est-il que nous sommes reconduits à nous-mêmes.
Ces presque 450 pages de poésie, s’émaillent de pièces de théâtre courtes, de textes de chansons, mais elles sont quand même largement conçues pour le poème. Vision assez triste de ce qui n’existe plus et que la littérature autorise, cautionne. On y est comme en terre d’exil intérieur, là sur les bords du temps, dans la durée du temps et ses signes inapparents, un pays perdu comme se perd l’âge, les âges, degrés d’enfance et sa chaleur sourde, pays d’enfance regretté, pages qui côtoient l’étrangeté, étrangeté des amours perdues.

À travers la neige

muet de toute éternité

le souvenir d’un son désaccordé

nous vient.

Juste chute sur la terre,

seule en demeure

l’empreinte.

Autant dire le Rien.

ou

Comme souvent, c’est une histoire de retour, dans un lieu perdu, qui nous a été abandonné, dont il ne nous reste que des sensations, des petits « blocs d’enfance » pour reprendre une expression de Gilles Deleuze.


N
ous finirons ici cette chronique avec cette citation théorique.

lire notre entretien avec l’auteur

didier ayres

Eugène Durif, Au bord du théâtretome I, éd. La rumeur libre, 2014 – 23,00 €.

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