L’art de la rencontre – entretien avec Eugène Durif

L’art de la rencontre – entretien avec Eugène Durif

D.A. : Quel est ton rapport avec d’autres écritures dramatiques ?

E.D. : Les points de départ. Beckett par exemple.  C’est même un peu étouffant. Ce sont des auteurs qui t’empêchent d’écrire. Ils peuvent être tellement présents en soi… Céline aussi pour moi. J’ai lu cela quand j’avais quinze ans. Cela m’a filé un choc.

C’est quand même un antisémite.

Oui, je sais, mais j’ai commencé en lisant Le voyage, Mort à crédit ( il ne faut pas oublier que Voyage au bout de la nuit a été traduit en russe par Elsa Triolet), et cette découverte a été une chose forte pour moi (cela ne justifie bien sûr, en rien, l’antisémitisme de Céline).
D’autres auteurs comme Rimbaud, Genet, Artaud, Michaux, Paul Celan (en traduction, je ne suis pas germaniste), les poètes de la
Beat Génération, beaucoup de poésie en général, Brecht ou Buchner au théâtre (tardivement, Claudel, ce qui peut sembler paradoxal). Ce n’est pas très original, beaucoup de jeunes gens passionnés de littérature se retrouvent dans ces noms, mais ça m’a complètement bouleversé, il y a quelques auteurs comme ça dont tu ne te remets pas. On vit longtemps avec eux.  Difficile d’ailleurs de trouver sa propre écriture, avec tous ces textes si forts…

Quand on parle d’art généralement, on parle aussi des amitiés. Quelle est ta proximité avec certains artistes, auteurs de théâtre, comédiens, metteurs en scène ? Quelle est ta constellation, en quelques mots ?

Toute la poésie italienne. Pavese notamment. Pasolini, par exemple, est l’un des auteurs qui m’a marqué profondément. Son théâtre aussi. J’ai adapté et traduit une pièce de Pasolini, Orgia, pour et avec Jean Lambert-wild [homme de théâtre né en 1972 à l’île de La Réunion] et Caroline Michel [née en 1987, journaliste].  Nous étions partis à Rome travailler au centre Pasolini dirigé alors par Laura Betti qui se montrait possessive un maximum avec l’œuvre de Pasolini. En même temps, elle nous donnait beaucoup de documents rares à lire ou à découvrir. Qu’elle nous retirait parfois aussitôt.  C’était assez paradoxal… Un ami lyonnais disparu, Bernard Simeone [né en 1957, mort en 2001, écrivain et traducteur de littérature italienne], m’a fait découvrir d’autres poètes qu’il traduisait, comme Attilio Bertolucci [né en 1911 à San Lazzaro, mort en 2000, enseignant et poète], Sandro Penna [né en 1906 à Pérouse, mort en 1977, poète italien] et d’autres…
Pour ce qui est des amitiés, des rencontres, il y en a eu beaucoup qui ont compté, comme celle avec Didier-Georges Gabily [dramaturge, 1955-1996], Noelle Renaude [née en 1949, dramaturge], le comédien et metteur en scène Patrick Pineau [né en 1961], Alain Françon [né en 1945, metteur en scène],  Jean-Pierre Han [critique littéraire] avec qui nous avons créé la revue
Frictions), Jean-Louis Hourdin [né en 1944, metteur en scène] avec lequel j’ai un long compagnonnage. J’en oublie maintenant. D’autres aussi…

Est-ce que tu as des relations – affectives – avec le cinéma ?

J’ai travaillé un petit peu pour le cinéma mais je n’ai pas beaucoup aimé. Le monde des scénaristes est très frustrant, dix personnes réécrivent la même chose, il n’y a aucune prise en compte de quoi que ce soit de subjectif. J’ai eu quand même des expériences intéressantes avec, par exemple, Damien Odoul [né en 1968 au Puy-en-Velay, cinéaste et poète] ou Patrick Grandperret [né en 1946, mort en 2019, réalisateur]. Mais j’ai une expérience limitée malgré mon amour du cinéma.


Je pensais plutôt à tes goûts pour certaines œuvres cinématographiques.

J’ai beaucoup aimé, je dois avouer, tout le cinéma des années trente, et puis, bien sûr, la Nouvelle Vague. Mais c’est banal ce que je raconte là.  Même si tout cela m’a beaucoup nourri, comme le théâtre et la poésie ou certains romans. Et la philosophie, que j’ai un peu tenté d’approcher aussi. D’ailleurs, un roman est parti d’une histoire née dans la Creuse, une sorte de road movie limousin, Laisse les hommes pleurer. J’étais en résidence à l’hôpital de Guéret. Je me suis retrouvé là-bas complètement perdu. C’était l’été.  Je me suis demandé pourquoi un endroit s’appelait l’espace créole. J’ai découvert qu’on amenait là des enfants réunionnais, orphelins ou « cas sociaux ». Quelqu’un qui travaillait à l’hôpital (je lui ai dédié ce roman) m’a donné beaucoup d’informations.  Et il y a une quinzaine d’années, j’ai écrit ce roman autour de deux personnages dont l’un était un enfant créole enlevé. C’était triste parce qu’ils étaient souvent orphelins, parlaient créole et se retrouvaient dans des villages ou les habitants avaient du mal à les comprendre ! Beaucoup de ces enfants étaient exploités, n’allaient pas à l’école, car en fait on les faisait travailler dans les champs. Il y a eu des suicides, des fugues. Mon roman se passe dans le Limousin et surtout en Creuse.

Quel est ton rapport avec le monde académique et universitaire, l’escorte intellectuelle et le métatexte ? Je pense notamment à Sandrine Le Pors [professeure en Études théâtrales à l’université Paul Valéry Montpellier 3] qui a réalisé un travail de recherche autour de ton œuvre ?

Ça dépend. Avec Sandrine c’est très intéressant. J’étais très impressionné car elle a organisé des rencontres autour de ce que j’écris.  J’étais présent et en même temps, je me demandais si c’était vraiment de moi que l’on parlait. Cela m’impressionnait… Sandrine Le Pors, c’est quelqu’un de très intelligent, de très sensible. Elle a d’ailleurs aussi une activité de création. Elle travaille sur des spectacles, c’est une femme très passionnante, entourée d’écrivains. J’ai beaucoup d’estime pour elle.

Donc, cela dépend des personnes plus que des statuts.

Oui, oui, c’est ça, il y a des personnes qui ont beaucoup de finesse. Je n’ai pas de jugement à priori là-dessus. Il y a des approches éclairantes, et d’autres peuvent relever d’un commentaire qui n’apportent pas forcément grand-chose. J’ai eu la chance de rencontrer plutôt des gens subtils et dont la parole ouvrait sur ce dont ils parlaient.

Sinon, après ton déménagement et ton réaménagement, qu’est-ce que tu as comme projet ?

Je suis en train d’écrire pour France Culture qui m’a fait commande d’un texte autour de l’hôpital de Saint Jean de Dieu, de Rodanski (qui y était interné) et de mon père (qui y était jardinier). Je suis également en train d’écrire depuis un an un autre texte autour de l’enfance qui s’appelle Un jour on ira à la mer. Denis Lavant [né en 1961 à Neuilly-sur-Seine] et Nikolaus [circassien, danseur et clown] ont joué dans un spectacle qui s’appelle Mister Tambourine Man que j’ai écrit, qui a été mis en scène par Karelle Prugnaud [née en 1980]. Elle est également actrice dans Le Cas Lucia J., dont Éric Lacascade [né à Lille en 1959] a assuré la mise en scène. Autour de la relation de Joyce et de sa fille Lucia dont je vous parlais tout à l’heure… Pour l’instant, je musarde… J’ai adapté pour un monologue le Woyzeck de Georg Büchner avec toutes les voix qui l’habitent, nous devons le monter dans une mise en scène de Karelle Prugnaud.

Pour revenir en arrière dans notre entretien, ta relation au plateau ?

Aïe ! À un moment, très naïvement, j’ai pensé qu’il fallait partir absolument du monde du théâtre et aller faire du théâtre là où il n’y en avait pas ; j’étais beaucoup plus jeune. J’ai abandonné cette idée et ai été journaliste un moment dans ma vie à Lyon. Comme le journal a été racheté par Hersant, je suis parti. J’ai travaillé un peu à Paris dans un autre journal que je pensais être de « gauche » mais j’en ai eu assez. Ensuite j’ai rencontré Jean-Louis Hourdin. On a décidé avec ma compagne de l’époque, Catherine Beau [cofondatrice de la Compagnie L’envers du décor] de partir et de faire du théâtre dans les villages, notamment dans le Limousin. Au départ je ne jouais pas du tout, mais un jour, il y a eu un problème avec des acteurs et j’ai dû travailler comme comédien avec Catherine.  J’ai joué pour la première fois de ma vie (même si j’avais fait un peu de théâtre amateur ou universitaire et suivi une formation avec André Steiger [né en 1928, mort en 2012, metteur en scène, professeur d’art dramatique et traducteur suisse, qui fut l’un des premiers à monter Brecht en français]). Je me suis improvisé acteur (pas un vrai acteur ; je dirais plutôt « diseur » …). J’ai joué souvent avec Jean-Louis Hourdin, par exemple en 2010 dans C’est la faute à Rabelais, puis avec Pierre-Jules Billon [né en 1960], un ami comédien et musicien qui vient du monde du cirque. C’était une rêverie sur ce qu’aurait pu être la langue française si elle avait été celle de Rabelais, si l’on avait conservé l’inventivité constante et les trouvailles qu’il y avait chez lui.
On a aussi beaucoup travaillé sur le spectacle,
Les Grenouilles qui vont sur l’eau ont-elles des ailes ? d’après Jean-Pierre Brisset [né en 1837 à La Sauvagère (Orne) et mort en 1919, écrivain considéré comme « un fou littéraire » de la fin du XIXème siècle]. En faisant un travail avec Henri Maldiney [né en 1912, mort en 2013, philosophe] sur le langage psychotique et poétique, j’ai rencontré (notamment) la « grammaire logique » de Brisset qui avait des théories très personnelles sur la naissance de l’homme et celle de la langue. Les gens le considéraient comme un fou – à l’époque il était chef de gare à Angers -, et plus tard les surréalistes l’ont redécouvert, notamment, Breton (dans son anthologie de l’humour noir), Queneau, etc. Si tu veux, nous étions fascinés par ce langage, cette tentative extrême et on a monté plusieurs spectacles autour de lui dont l’un, avec Catherine Beau et Pierre-Jules Billon, a eu un certain succès au théâtre du Rond-Point et ailleurs.

Finalement, ce que je constate, c’est que tu t’intéresses à la personne. Rodanski, Maldiney, Brisset, Hourdin, Le Pors, ce qui joue un rôle à part entière. Donc, la rencontre…

Eugène Durif, Ecrits poétiques, tome 3, La rumeur libre, 2022.

Entretien réalisé par Didier Ayres à Paris, à la brasserie Les Associés, blvd Bastille, le samedi 24 septembre 2022.  

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