En lisant quelques textes à Malmousque
Me plongeant simultanément dans Les trois écologies de Félix Guattari et Faire parler le ciel de Peter Sloterdijk, on ne peut que se réjouir des analyses des deux philosophes en dépit d’un style, notamment parfois chez le premier, verbalistiquement verbeux. Si toutes les vies peuvent être considérées comme des ritournelles répétitives, dont le rock, la culture pop et les chipolatas suggèrent la balistique connue même avant le premier coup de feu, les vies sans style s’avèrent encore plus déprimantes que l’encoche de la balle sur le muret des évidences.
Les Gnafrons et les mufles ont, par la massification du néant multiplié par le zéro, tout envahi et la disparition du silence dans la morne dissipation de la commercialisation de tout en est la preuve la plus manifeste, si ce n’est la plus extravagante. Il ne reste quasiment rien dans ce qui reste. Le retrait du style marque également ce recul de l’insécurité qui ne manque pas d’inquiéter. Les romanciers, les penseurs, les poètes semblent faire du vélo avec un casque, inexpugnable manque de dignité. Leurs écritures sont à peu près aussi vivantes qu’un cœur au fond d’une glacière, égarée dans une chambre froide naviguant sur un iceberg à la dérive. Ils ont tous une de ces touches !
Pourquoi le style s’évanouit-il dans la relégation du silence et des injures qui le chaperonnent ? La mort du style est une métairie commune à fortes senteurs de fromages de brebis qui promulgue le manifeste inarticulé, mais conscient, de l’absence assumée de risques et de vilenies. Ainsi, l’existence se transforme en une rapine de routines, un vol à l’étalage des bons sentiments et du retour d’un anthropocentrisme d’autant plus salingue qu’il est inconscient : d’où ces livres autour de vagins mués en mégalithes, tournés vers le ciel des phallus qu’on veut allonger ou abroger, de papa/maman et de leurs petits trésors et du recours à l’État comme garant du cyclisme sans chutes.
Pourquoi avons-nous renoncé au style ? À l’insulte ? À l’anticipation de l’intimité excentrée ? À la mise à la benne des genouillères ? Pourquoi les Français ont-ils une âme de justicier avec un esprit de flic et un intellect à l’allure d’uniforme ? Leur rêve est de verbaliser leur voisin. Il n’y a besoin d’aucun style pour être en combinaison. Les larmes de crocodile ne siéent pas aux colombes, surtout démembrées. Nous sommes désormais bien loin de Saint-Simon qui, à l’annonce de la mort du roi Louis XV par petite vérole, écrivait : « rien n’est petit chez un roi » ; eh bien, le style, l’allure, le fond du « monde interne » de la plupart des écrivants ont rapetissé, servant parfois de prétexte à de laborieux essais, mis au pinacle, comme Toutes les époques sont dégueulasses de Laure Murat qui est à Léon Bloy ce que le beignet de fête foraine est au chichi de l’Estaque.
Comment, par exemple, est-on passé des frères Goncourt au prix homonyme ? Au prix d’un interminable sarclage du style, du boom des idées sages qui en sont devenues le sarcophage ! Je rêve d’un marégraphe capable de déterminer le degré zéro du trait de côte romanesque pour savoir jusqu’où les churros humains, dont le cerveau frit, pourtant si graisseux, est incapable désormais d’ouvrir une serrure intime, pas même grippée – et pourtant seule porte sur l’avenir – dégringoleront dans le désaveu de l’insulte libératrice et du maraca grammatical. Les esprits ressemblent de plus en plus à la coupe de cheveux de Violetta Villas, la chanteuse polonaise de l’époque soviétique. Depuis qu’il n’y a plus de communistes occidentaux, le soviétisme n’a jamais été aussi envahissant avec sa manière bien à lui de ne jamais mettre les bons mots sur les choses comme si le réel n’était qu’une prothèse d’une théorie.
Le style du moment s’apparente à boire à la paille le contenu d’un pédiluve en fin de journée. Il donne des mycoses sur la langue et vous fait paraître comme le fils illégitime de l’insolation. Je songe à Baudelaire, cité par Lucette : « ce monde a acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris de l’homme spirituel la violence d’une passion… Je me suis arrêté devant l’épouvantable inutilité d’expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit ».
Pourtant, les Goncourt valent, tel Jules Renard, le déplacement, eux qui vilipendent ces écrivants qui ont « une tête de veau dans un pique-nique… la Banalité faite poignée de main… qui (ressemblent) à une glace frite ». Et alors que « le soleil court et se pose comme un oiseau » sur l’épaule de mon fils, je contemple mon amoureuse, ce « reste de grisette sous un cachemire (qui n’a toujours pas) une caisse d’épargne gravée sur le front ». Qu’ils sont remarquables les deux frangins, eux qui ne sont nullement « une intelligence échouée dans un tonneau de matière ». Avec eux, on est à mille lieues des écrivants capables « d’ouvrir un cours de feuilleton en vingt-cinq leçons » et dont les phrases retombent toujours sur leurs pattes, comme des chats filous. Avec eux, les écrivains restent des « brasseurs de nuages ».
À la fin des vagues, je reprends – tandis que mon maillot de bain ruisselle de l’eau plastifiée de la plage des Catalans et que le Journal des frères Goncourt repose dans mon sac de plage – à mon compte cet aphorisme de Schopenhauer : « Si j’étais roi, l’ordre que je donnerais le plus souvent … serait : « laissez-moi seul ! (car) la solitude offre… un double avantage : le premier d’être avec soi-même, et le second de n’être pas avec les autres ». La musique surgit des coulisses.
valery molet