Azélie Fayolle, Subvertir le Male Gaze. Littératures pour les deux moitiés du monde

Azélie Fayolle, Subvertir le Male Gaze. Littératures pour les deux moitiés du monde

De la réification

L’ouvrage très argumenté d’Azélie Fayolle (née en 1987 à Bordeaux, spécialiste d’Ernest Renan et du féminismeagrégée de Lettres modernes, titulaire d’une thèse de Littérature française), explore la notion du male gaze (littéralement « regard insistant masculin ») : « Le Male Gaze implique une sexualisation objectifiante des femmes », c’est-à-dire une réification de la femme, entraînant la déshumanisation de la personne. Les personnages féminins étudiés par l’autrice forment le socle des stéréotypes de l’hétérocratie dominante, tel, par exemple, celui de Nana, l’incarnation de la figure populaire du 19ème siècle : « La vulgarité et la naïveté de Nana réalisent l’incarnation de l’archétype sexiste de la cocotte de l’époque ».

Le pouvoir de la littérature n’est donc pas neutre. « L’euphémisation » est l’une des constructions de la violence sexuelle et de la misogynie, ainsi qu’une autre figure de style, l’ellipse, comme la ruse langagière de la littérature libertine, les « détours langagiers » chez Choderlos de Laclos ; par ailleurs, « le détour périphrastique ou le silence sont des normes sociales autant que littéraires ». Aux archétypes de genre des grandes héroïnes du panthéon littéraire occidental s’ajoutent parfois les archétypes racistes. Un érotisme sacrificiel entérine la vénération de la (supposée) femme, toujours jeune (une essentialisation du féminin). Au 18ème siècle, les femmes savantes, des intellectuelles qui ouvrent aux plus grands esprits de leur temps leurs salons où se mêlent personnalités politiques, lettrés et scientifiques des deux sexes et de toutes conditions, la plupart du temps, écrivaines elles-mêmes, les « salonnières », se voient caricaturées et niées, grandes oubliées de l’histoire. Autre grave problématique : la naturalisation des femmes, dont parle Azélie Fayolle, « le révélateur d’une constante de la misogynie, l’animalisation ».

L’autrice met en lumière ce qui sous-tend dans la littérature la culture du viol, qui autorise la chasse, l’assaut et la conquête du corps féminin par la force brutale et la supposée abnégation de la jeune fille innocente ou de la femme d’expérience. L’emploi d’adjectifs guerriers accompagne ce dispositif narratif, l’encensement d’un érotisme triomphateur. À propos de la nature, dans le grand discours normalisateur du 19ème siècle,la naturalisation du genre confine à l’eugénisme : « Les Physiologies de la première moitié du XIXsiècle ne sont pas seulement sexistes : elles appartiennent à un grand « discours de la nature » (Guillaumin) qui entérine et renforce l’ordre social, en ce qu’elles naturalisent comme autant d’espèces les types sociaux qu’elles révèlent ». A. Fayolle interroge ce qui constitue « le virilisme fondateur de la littérature moderne », par le biais de thèses biologiques et vitalistes, où les femmes ne sont représentées que par ce que permet « le male gaze », c’est-à-dire la femme comme spectacle : « Cette spectacularisation est une des dimensions de l’altérisation, qui déshumanise les femmes réelles ».

Le chapitre sur le « Gay gaze et continuum lesbien » pose la problématique d’« une forme-sens qui se constitue, non de la langue et dans la langue, mais de et dans l’énonciation générale du discours ». [Éric Bordas] ; et ce, à propos du désir homoérotique et lesbien. Ce que dénonce Adrienne Rich : « la lesbophobie […] étouffe plus particulièrement les femmes qui aiment les femmes, et fait de l’hétérocratie non une tendance majoritaire, mais un régime politique de coercition ». La focalisation esthétique et morale – « l’esthétique viriliste et hétérosexuelle », s’est crispée sur la création d’un être imaginaire, une entité floue et généraliste, « La Femme », terminologie englobante et régressive. Idem pour l’indigène, le sauvage, l’étranger, etc. En contrepartie, Azélie Fayolle cite des textes d’autrices contemporaines, des récits de fiction, déjouant le male gaze et son virilisme ».

Au 21ème siècle, les attributs sexuels se métamorphosent et ouvrent le spectre d’identités autres, rendues plus visibles : « Les métamorphoses sont le lieu d’une invention énonciative, qui peut ou non affirmer son lien avec des identités sociales, ou s’en éloigner ». Ce qui pourrait désenclaver et dénaturaliser le genre et l’esthétique dominante, en proposant une « alternative radicale », des nouveaux paradigmes : « d’un gaze à l’autre, bordéliser, queeriser ».

Azélie Fayolle, Subvertir le Male Gaze. Littératures pour les deux moitiés du monde, éd. Divergences, 2025, 216 p. – 17,00 €.

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