Aleksey D’Havlcyon entre Cléopâtre et Calamity Jane : entretien avec l’artiste
Il existe chez Aleksey D’Havlcyon un goût de la vérité qui peut pousser à l’imparfait totalement assumé. Car les femmes (et les hommes) ne vivent pas dans un empyrée. Et quand, déguisé en Don Juan, Dieu (s’il existe) descend sur Terre, il peut élire domicile chez Madame Edwarda de Bataille sans esquisser un signe de croix avant d’honorer son corps béant tandis que son propre rire ricoche sur la verge divine. L’artiste n’est pas aveugle ; elle sait que des milliards de créatures vivent encore de la forclusion. Elle ne s’en accommode pas.
C’est pour lutter contre bien des outrages des prédateurs humains qu’elle crée. L’hébétude du nouveau millénaire enferme la liberté des femmes dans des prisons haute sécurité, recycle des escort-girls dans les rouages de l’ogre de la finance. Mais Aleksey D’Havlcyon n’est pas de celles qui, les poings serrés comme les grandes mystiques, tambourinent contre la falaise de sable. Elle ose des scènes qui, pour certains, dérangent même si la créatrice ne cherche jamais la provocation. Elle fait sienne la devise : « ne jamais demander pardon est le seul pardon »
D’une certaine manière, Marie-Madeleine a déterré Dieu pour qu’il révise sa copie du monde en ordonnant une autre séparation de la Terre et des eaux intensifiant le bleu du ciel. A leur manière, ses geishas occidentales inventent des masques de « guérillera ». Ses portraits deviennent des sortilèges qui libèrent des lois de l’organisme le corps prisonnier du gérondif et font des femmes diffractées en deux : maman ou putain. L’amour peut se libérer de ces miroirs exclusifs et restrictifs.
Entretien:
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Le cri (très ingrat et strident) de mon oiseau. (Tous les jours)
Sinon :
Un projet photo (le travail)
Une randonnée.
Une caresse.
Quand c’est tranquille et qu’il n’y a aucune obligation : l’odeur alléchante d’un mets (et cela est significatif que nous ne sommes plus le matin)
Et puis parfois, je ne me réveille pas.
Ou bien je ne me couche pas comme ça je n’ai pas à me lever puisque je le suis déjà.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Je suis une très grande rêveuse.
Avant tout, je rêvais d’être cascadeuse mais après quelques essais j’ai préféré être actrice. Je voulais être une justicière. Après ma découverte du personnage Cléopâtre, j’ai répondu à la question « qu’est ce que tu veux faire plus grande ? » : Reine d’Egypte.
Je rêvais aussi de prouver à toutes les personnes qui étaient mauvaises avec la petite Aleksey qu’elles se trompaient en leur montrant que j’étais normale.
Je pense que je suis devenue et que je deviens ce que j’ai toujours voulu être. Il m’arrive de faire malgré moi quelques cascades lorsque je fais des shootings (jusqu’à en terminer aux urgences), je suis actrice dans ma photographie, bien que j’aimerais l’être en vidéo mais c’est un bon début. Justicière, je le suis, pas dans l’idée Calamity Jane que j’avais dans mon enfance, mais dans l’idée de militer pour l’égalité des femmes, de pourchasser le harcèlement et les violences faites aux femmes. Je ne me laisse pas faire, je défends même les autres.
Je ne cherche plus à être normale. Je suis moi-même, sans filtres. Par contre, je ne suis (toujours) pas Reine d’Egypte.
A quoi avez-vous renoncé ?
À vouloir faire plaisir à tout le monde et au destin que ce tout le monde avait choisi pour moi.
À mes études. Je me suis fait une raison, j’adore apprendre mais je me sens en prison lorsque je suis dans un établissement scolaire.
À l’épilation intégrale.
D’où venez-vous ?
Je viens de loin et d’un peu partout. D’une modeste famille d’ouvriers aux ascendances intéressantes et agitées.
Mon père est espagnol. Ma mère est française, allemande et russe.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
J’ai appris à lutter pour mes propres idées.
J’ai hérité du feu de mon père et de la patience de ma mère. Comme lui, je suis un animal, comme ma mère, j’ai une apparence domestiquée.
J’ai aussi appris la valeur des choses à respecter la nature. À avoir le même comportement avec toutes les personnes, quel que soit leur travail. Qui ils sont.
D’être fière de ce que je suis et de toujours tout assumer.
Un jour on m’a dit : « Aleksey, vous ne devriez pas dire que votre père est chef de chantier, ça ne fais rêver personne, un maçon. »
Au contraire. Je suis très fière. Cela prouve que je viens de loin et c’est significatif de beaucoup de choses.
Les destins qui me font et m’ont fait rêver, ce sont ceux des personnes qui ont commencé au plus bas pour terminer au plus haut.
Un petit plaisir – quotidien ou non ?
Pas quotidien : le poulet rôti.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
Je ne sais pas, je n’aime pas me comparer. Nous sommes tellement différents. En revanche, ce que je peux dire, c’est que je suis centrée et très droite et je fais tout le temps des fautes d’orthographes.
Comment définiriez-vous votre approche du portrait ?
Imparfaite.
En réalité, je ne suis pas intéressée par la perfection. Je vois une photo de mode parfaite, je dis « ok c’est beau, j’accroche ça chez moi » mais ce n’est pas ce que je recherche avec moi-même. J’avais essayé. Une fois. J’ai trouvé cela terriblement nul. Clinique.
Je ne suis pas faîte pour aspirer à ce genre d’esthétique. Je veux montrer la réalité. L’authenticité. Si pendant la photo mon modèle à un cheveu qui dépasse sur le front, je ne vais pas l’enlever via Photoshop. C’est les choses de la vie. On transpire. On a des boutons, des reliefs, des cicatrices. On est. Moi, j’aime ce qui est imparfait, j’ai toujours ce petit quelque chose de sale en ma photographie, cette petite saleté qui dit « moi, je viens de la terre ». Je veux être le défaut tout à fait charmant et irrésistible. Je cherche, l’âme.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Une photographie du Sphinx de Gizeh. Je m’en souviens encore parfaitement, elle était dans le troisième tiroir en partant de la droite du buffet dans le salon. J’avais 5 ans, c’était une carte postale et je venais de découvrir un trésor.
Et votre première lecture ?
Dès que j’ai su lire j’ai délaissé la littérature infantile. Je me suis précipitée sur un gros livre de l’Histoire de l’Égypte antique.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Je n’ai pas de style particulier, à vrai dire, j’écoute de tout (sauf toutes ces musiques hurlantes qui rendent malades) et selon l’humeur.
J’aime beaucoup le classique et l’opéra. Mais après je peux aussi aimer du rap U.S féminin et du flamenco. En ce moment, j’écoute beaucoup Fairouz, Feu Chatterton!, Eartha Kitt, Sevdaliza, Junglepussy, Stellamara, les mantras chantés par Tina Turner…
Quel est le livre que vous aimez relire ?
« El Cante Jondo » de Garcia Lorca
Quel film vous fait pleurer ?
« Le Congrès » d’Ari Folman.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Jamais la même personne.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
J’aimerais écrire à Malek Chebel mais je n’ai jamais osé.
En revanche, j’aimerai écrire à Jean-Paul Gautier. En plus de son talent de créateur, j’aime beaucoup sa vision de la mode et de l’humain. En réalité, j’aimerais lui écrire pour lui dire « Je veux défiler pour vous. ». Cela peut paraître audacieux. Mais Jean-Paul Gautier lui-même, est très audacieux.
Mais si j’ai l’occasion, promis, j’oserai.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
L’Andalousie.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Je me sens très proche de Federico Garcia Lorca ; Je l’ai découvert il y a quelques années dans un événement organisé par mon amie Sandrine Huyard. Depuis, je ne peux plus laisser Garcia Lorca.
De Jodorowsky. Par l’âme. Par son esthétique.
Je me ressens dans des destins brisés et les incomprises. Je parle des artistes Ana Mendieta, Camille Claudel, Frida Khalo, Francesca Woodman, Diane Arbus… Tout ce dont on les as accusé, la façon dont on les as considérées… Leurs souffrances et leur vie me renforcent.
Dans la force de l’acte, de dénoncer, plutôt de Marina Abramovitz, Picasso, Boris Vian, Artemisia Gentileschi.
Je me sens proche aussi de Fellini et Almodovar. Ils s’intéressent aux « misfits » et les mettent en lumière même dans le drame, avec une tendresse et beaucoup d’humour.
Il y a aussi ma grand-mère paternelle. C’était une artiste qui s’ignorait. Encore maintenant je continue d’utiliser ses vêtements et accessoires pour réaliser certaines de mes photos.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Une invitation d’Alejandro Jodorowsky. J’adore sa sagesse et sa vision des choses.
Que défendez-vous ?
L’égalité homme-femme. La femme, mais l’homme aussi.
Le droit d’être libre, le fait que notre corps est notre propriété et que nous en faisons ce que nous voulons, le fait que nous ne devons pas nous forcer par exemple à modifier notre corps parce que la société, quelqu’un, une mode, nous met la pression.
Que vous inspire la phrase de Lacan : « L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »?
Je pense que c’est dommage de penser comme ça, mais aussi que Lacan met en lumière une réalité qui s’applique pour une majorité de personnes. Beaucoup veulent donner de l’amour alors qu’ils n’en ont pas pour eux-mêmes. Il n’y a pas de problème à vouloir donner de l’amour, mais dans ce cas on peut le faire maladroitement et le faire par espoir de recevoir l’amour que nous n’avons pas pour nous-même.
On invente beaucoup de choses à propos de l’amour. Parfois on le confond avec le désir. L’amour peut être utilisé comme une excuse. Je pense qu’il faut aimer sans rien n’attendre en retour car c’est notre attente qui nous blesse. On s’imagine quelque chose de l’autre, on monte un film.
Aimer, c’est aussi accepter de perdre. C’est savoir renoncer si le bonheur de l’un dépend de l’autre. Au-delà de cet aspect un peu sacrificiel de l’amour, il faut savoir recevoir de l’amour.
L’amour, c’est tellement grand. Il y a tellement de déclinaisons de l’amour possible. C’est fabuleux ! Mais les gens ne s’en rendent pas compte.
Il y en a certains qui se montrent violents « par amour ». Comme si l’amour excusait les gestes et les mots. Ce n’est pas de l’amour, à mes yeux. Pour moi, c’est de l’ego. De la bêtise. Un réel manque d’amour vis-à-vis de soi-même. Ils attendent beaucoup de l’autre, ou font de l’autre leur propriété. Ils remplissent leur vide avec l’autre…
Moi, j’ai de l’amour, j’en donne beaucoup, il se dirige vers l’oiseau blessé, la plante malade, l’enfant qui pleure, les personnes que j’aime…
Si on est amour, on attire l’amour.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : « La réponse est oui mais quelle était la question ? »
Je pense que j’éviterais de répondre « Oui » si je ne me souviens plus de la question. C’est trop risqué.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
C’est à vous de vous poser la question.
Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 14 août 2018.
2 réflexions sur « Aleksey D’Havlcyon entre Cléopâtre et Calamity Jane : entretien avec l’artiste »
Excellent entretien
, et de moi ,. proche, de moi.