Discrète, intransigeante avec elle-même, Solange Clouvel est une femme de lettres dans le grand sens du terme. Elle lit avec passion et écrit de même mais se refuse à “faire la manche” — à savoir solliciter des éditeurs. Il faut qu’ils viennent à elle et cela ne manque pas de panache.
Elle se refuse tout autant à raconter sa vie car ce qui doit compter c’est l’écriture — le reste relève pour elle de l’anecdote, de l’accessoire. Dans son extrême pudeur, son interview illustre combien l’étalement du moi est haïssable. La seule biographie (humoristique) qu’elle s’est autorisée fut écrite pour les Editions de “La Vachette alternative” et limitée à ses relations avec la gent bovine sous le signe de la parodie et complétée par une justification plus sérieuse sur ses réserves vis-à-vis d’une telle propension : “De la Fatuité” visible sur le site de cette maison d’édition.
Signalons cependant — en dehors de Médaillons et crustacés sur la bâche abandonnés chroniqué ici — entre autres pour exemples quelques livres de cette écrivaine rare et précieuse : “En chauvissant”, éditions L’Âne qui butine (2022), “Boil it or leave it”, éditions Le Livre pauvre (2022), Comme l’enluminure d’une ombre, texte du catalogue de l’exposition de Claire Cuenot à la Médiathèsque de Châteuroux (2022), “Et Jupiter pourtant était dit tigillus”, éditions Les Cahiers du Museur (2021), “No man’s langue”, Hypallage éditions (2020), “Le Sot-l’y-laisse”, éditions Collodion (2020). De tels livres témoignent de la puissance poétique de Solange Clouvel. Ils mériteraient tous — tant ils échappent dans leurs tissus à la “guenille” (Flaubert) — une publication d’ensemble pour la force créatrice de celle qui oeuvre souvent avec beaucoup d’artistes pour en donner toute la mesure.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
L’insomnie. En dépit des apparences, ce n’est pas une boutade, mais, insomniaque d’aussi loin que je me souvienne, j’attends avec impatience le lever d’un nouveau jour comme la perspective d’un grand laps de temps à utiliser, même si, une fois la nuit tombée, je ne suis pas parvenue à réaliser forcément toutes les tâches concrètes escomptées.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Je pourrais, en feignant avec mauvaise foi de ne pas comprendre la question, répondre que l’insomnie ne favorise pas spécialement les rêves.
Néanmoins, j’avoue ne pas trop savoir ce que sont les rêves d’enfant : élevée dans un milieu plutôt strict où les décisions me concernant étaient prises sans vraiment me consulter par des adultes (parents et corps enseignant), je n’ai pas contesté ces choix qui ne pouvaient être faits que pour mon bien et m’y suis donc conformée, si bien que mes « rêves » d’enfant se déroulaient dans un monde parallèle, littéraire, plus vrai que celui m’environnant, au point que m’identifier à Athos dans les romans d’Alexandre Dumas, à Jim Hawkins dans L’Île au trésor de Stevenson, ou, plus tard, au narrateur de La Recherche de Marcel Proust qui valaient à mes yeux tous les « rêves » d’enfant que je ne savais que trop irréalisables.
À quoi avez-vous renoncé ?
Établir la liste de ce que à quoi je n’ai pas renoncé serait bien plus rapide ! De surcroît, il conviendrait de bien distinguer renoncement et résignation. Un vieux fonds judéo-chrétien et un rationalisme peut-être excessif semblent s’être unis en moi pour ne pas m’enferrer dans des colères, des luttes ou des révoltes dont j’étais d’avance convaincue qu’elles tourneraient à mon désavantage et que je n’en tirerais que déception. Il valait donc mieux, sans nullement m’en désintéresser et en ayant un avis bien arrêté sur chaque question, me recentrer et me focaliser exclusivement sur ce qui me semblait essentiel.
D’où venez-vous ?
Je m’insurgerais d’abord contre cette tendance actuelle qui réduit chaque individu exclusivement à son origine sociale et l’y enferme, sans le saisir dans sa globalité, dans toute sa personnalité. Plutôt que de venir de quelque part, en traînant comme un boulet une origine à laquelle l’on est sans cesse renvoyé ou en s’en rengorgeant, comme si l’on avait la moindre part aux circonstances de sa naissance et au milieu dans lequel l’on est venu au monde, je pense que nous nous construisons tant bien que mal à partir de ces données. En ce qui me concerne, je dirais que je viens de très loin, de la Grèce homérique, des orateurs attiques et des tragiques grecs ; de la Rome royale, républicaine et impériale ; des mythes antiques ; de la morphologie et de la philologie. J’en viens, j’y suis restée et en serai sans doute toujours marquée.
Qu’avez-vous reçu en “héritage” ?
Les guillemets sont importants, puisque je n’ai jamais eu pour objectif un quelconque enrichissement matériel ; j’ai certainement reçu « en héritage » cette indifférence financière de mes parents, tout comme l’inculcation, essentielle à leurs yeux pour une fille, d’être indépendante et autonome dans ma vie privée, matérielle et professionnelle ; et, pour ce faire, j’ai hérité de la valeur du travail, faisant tellement passer les tâches à accomplir avant toute forme de loisir que, si je n’y avais pris garde, j’aurais pu sacrifier à ce principe même la lecture, car il reste toujours un travail à accomplir, à anticiper…
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Un plaisir — petit et quotidien me semblent même inadaptés en ce qui me concerne — est justement la lecture. Depuis que j’ai su lire, ce plaisir, qui est une passion dévorante et exclusive, ne m’a jamais quittée, et mes bibliothèques débordent (d’autant que je n’emprunte jamais de livres dans une bibliothèque, n’en acquiers jamais d’occasion). Dès que je suis informée de la parution d’un livre d’un de mes auteurs de prédilection ou d’un auteur dont je n’ai encore rien lu et qui me semble intéressant, je l’achète et me régale quand je vois mes tables de travail et mes rayonnages déborder d’ouvrages qui attendent que je les prenne en mains, tout comme je m’angoisse quand ma pile diminue. Auquel cas, tout en étant à l’affût de la nouveauté (même si celle que j’apprécie se raréfie) la relecture reste toujours une nouvelle découverte, un approfondissement et une surprise.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivain(e)s ?
D’emblée, j’ai horreur de la féminisation des noms de « métier », d’autant qu’à mes yeux écrire ne sera jamais un métier, ni même une vocation. De plus, je ne pense pas que ce soit à la personne qui écrit de s’auto-proclamer ou de se laisser proclamer auteur, écrivain, poète… Seul le lectorat (et la postérité) pourra en juger. Enfin, séparer auteurs masculins et auteurs féminins est une vision qui me gêne, car il ne s’agit pas d’épreuves sportives ! Je ne cherche donc pas à me distinguer des autres — il n’est pas question de comparaison, de concurrence, de classement — d’autant que, honnêtement, je suis loin de bien connaître tous les types de littérature et de littérateurs.
Quoi qu’il en soit, j’ai horreur de toutes ces personnes opportunistes (toutes ne le sont pas) qui surfent sur le moindre fait divers accrocheur, qui prétendent défendre, parfois avec de gros sabots et à l’emporte-pièces, les droits des uns ou des autres, qui montent en épingle avec fureur et sans mesure, avec démagogie parfois, le moindre événement… Je ne dis pas qu’il ne faut pas aborder avec générosité de tels sujets, fréquemment sociétaux, bien au contraire, mais il est parfois difficile de jauger la part qui revient à choisir son thème en fonction des ventes et des retombées médiatiques que ce sujet va certainement booster, quitte à s’empresser de rendre son roman ou essai dans les temps, avant que le fait divers ne soit devenu obsolète et les ventes moins rentables.
Parfois, l’ouvrage laisse plus l’impression d’une investigation journalistique que d’un travail de réflexion sur la langue, que d’un essai de compréhension étayé par des lectures d’historiens ou de philosophes. Écrire à chaud me semble suspect, sauf pour un pamphlet, un tract, un manifeste, un éditorial… Ce sont là quelques-unes des raisons pour lesquelles je ne peux vraiment pas répondre à cette question ; ou il me faudrait le faire bien plus longuement, car je me sens plus concernée par la langue, la poésie, l’essai que par la « littérature » ainsi comprise, parfois dite engagée.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Je pense que c’est la reproduction, dans un magazine artistique, d’une photographie réalisée par Hans Namuth de Jackson Pollock en train de réaliser un dripping.
Et votre première lecture ?
Je ne sais si cette lecture m’interpella, mais parmi mes premières lectures figurent, dans “La Bibliothèque rose”, les romans de la Comtesse de Ségur (je me souviens m’être alors fait offrir par mes parents un manuel de savoir-vivre !) Un peu plus tard, je serai impressionnée par “La Princesse de Clèves” de Madame de La Fayette et les pièces du théâtre classique, Corneille et surtout Racine.
Quelles musiques écoutez-vous ?
J’écoute essentiellement de la musique de La Renaissance (Josquin des Prés, Palestrina, Clément Janequin, Guillaume de Lassus…) ; et de la musique répétitive, minimaliste (La Monte Young, John Cage, Philip Glass…). Sans oublier la musique contemporaine (Pierre Boulez, Luigi Nono, Bruno Maderna, Luciano Berio…). De temps en temps, du rock et du blues. Je suis même susceptible d’écouter en boucle The Köln Concert de Keith Jarrett.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Je n’ai pas de livre de chevet, ne suis pas une inconditionnelle, mais je relis souvent “L’eau des fleurs” de Jean-Michel Reynard et “Au-dessous du volcan” de Malcolm Lowry.
Quel film vous fait pleurer ?
Moins cinéphile que je ne le souhaiterais, j’avouerai qu’aucun film, parmi ceux que j’ai vus, ne m’a fait pleurer, peut-être parce que je n’ai pas de fibre de sensiblerie ; sans doute aussi parce que je n’entre jamais entièrement dans un film : je suis toujours consciente d’être dans une salle de cinéma, devant une fiction, et je me concentre essentiellement sur le jeu des acteurs, sur le cadrage, les éclairages, la musique, la mise en scène, les voix, voire la richesse ou l’indigence du scénario.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je me regarde rarement dans un miroir, sauf pour me donner un coup de peigne et vérifier que ma raie est droite, mes dents bien brossées, et que je n’ai pas un bouton disgracieux sur le nez, dans le seul but de m’assurer que de toute la journée, je n’aurai plus besoin de me soucier de mon apparence. Sinon, si je m’attardais sur mon image (ce qui serait contraire à mon éducation et aux habitudes que j’y ai contractées), je pense que mon reflet me paraîtrait complètement incongru et étranger, et que je songerais évidemment avec Alice dans “De l’autre côté du miroir” de Lewis Caroll : « Qu’est notre vie, sinon un rêve ? ».
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Je pense qu’il n’y a personne à qui je n’oserais écrire, quelle que soit sa position dans l’échelle sociale, ou sa réputation hiérarchique, politique, artistique ou littéraire.. Ou, pour être tout à fait honnête, les seuls individus auxquels je n’oserais m’adresser sont les éditeurs, car je me placerais d’office en position de quémandeur, ou en vaniteuse convaincue d’avoir accouché d’un chef-d’œuvre digne d’être édité. En cas de refus, mon petit orgueil personnel en prendrait un coup, et je préfère me dispenser d’un tel masochisme, d’une pareille déconvenue. Il est vrai que j’ai eu la chance de ne jamais me trouver confrontée à une telle situation, car chaque texte que j’ai publié m’avait été demandé, si bien que je n’ai jamais eu à m’occuper de la recherche d’un éditeur.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Pompéi restera pour moi une expérience rare, une révélation, car soudain, mes connaissances purement livresques, linguistiques, historiques, littéraires, s’animaient, prenaient vie et cette présence, à la fois grandiose et toute simple, m’émouvait par ce témoignage d’une existence tangible que mes études avaient un peu laissé à l’arrière-plan pour privilégier concepts et mécanismes de la langue (je suis plutôt philologue, morphologue et grammairienne). Subitement, ces éléments si concrets les incarnaient, dans un monde révolu certes, mais si proche du nôtre peut-être, les rattachaient à ma conception purement abstraite jusque-là. Un havre de paix vivifié par les herbes folles poussant entre les dalles. Et il y a, parallèlement, l’incontournable « pèlerinage » à Valvins, chez Mallarmé.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Je risque, et c’est frustrant, d’en omettre certains, mais j’associerais cette « proximité » qu’évoque la question à la constance, à la fidélité jamais démentie à ces artistes et écrivains, au-delà du passage du temps. En art, j’apprécie par exemple Zurbaran, Morandi, Degottex, Paul Wallach… En littérature et poésie, mes goûts me portent vers Pascal Quignard, Julien Gracq, Jean-Luc Steinmetz ; vers Mallarmé, André du Bouchet, Christian Hubin, Patrick Watteau, Esther Tellermann…
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Une machine à remonter le temps. Ou, à défaut, une gomme inusable.
Que défendez-vous ?
Je revivrais volontiers, comme à la Renaissance, “La Défense et illustration de la langue française”, bref l’entreprise de La Pléiade, non par passéisme borné ou conservatisme étroit, mais parce que, férue de grec et de latin, je regrette que trop nombreux soient ceux qui n’aient pas ou plus accès à la richesse lexicale, à la polysémie, à l’étymologie, et ignorent de ce fait la longue évolution de la signification d’un vocable : sans cette amputation dont ils ne sont pas responsables, ils ne ricaneraient peut-être pas, pour masquer leur gêne, devant un mot nouveau pour eux, mais se l’accapareraient, au lieu d’en être réduits à un nombre de mots bien limités, ce qui ne peut qu’entraîner les dérives et violences verbales dans la vie quotidienne et sur les réseaux sociaux, tout comme ils peuvent être parfois soumis, au lieu de s’en libérer, à l’influence et à la domination de personnes ou de groupes maîtrisant mieux qu’eux la langue. N’oublions pas que l’ambition de La Pléiade n’était pas de préserver la langue, mais d’inventer une langue en devenir.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas” ?
Ces propos de Lacan, tout à fait justes dans leur pessimisme et leur mise en garde, me laissent de marbre, tant ils ont été galvaudés, cités, mis à toutes les sauces avec une sorte de prétentieuse jubilation parfois. Pour ma part, je les appliquerais volontiers à l’art ou à l’écrit, afin de remettre humblement le travail du peintre, du sculpteur, du poète, etc. à sa juste place.
En bref, ce serait là une excellente définition de l’écriture, en remplaçant le premier substantif (L’Amour) par Un livre… ; ou de l’art : Une peinture / Une sculpture…
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
J’émettrais presque la même réponse qu’à la question précédente, si l’on ne considère pas cette fausse interrogation de Woody Allen comme une plaisanterie facile, ce que je ne pense pas qu’elle soit, afin de souligner combien il faudrait pouvoir se tenir à l’écart de ces perturbations qui nuisent à la concentration et favorisent la dispersion et l’acceptation du jeu médiatique. Distraction ou surdité volontaire … Il faudrait intégrer cette phrase au “Livre des questions” d’Edmond Jabès…
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Ç’aurait pu être une question très indiscrète à laquelle je n’aurais pas répondu. Pas de regrets, donc !
Introduction et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret, pour lelitteraire.com, le 16 juillet 2023.