Dossier 1984 (G. Orwell) — II b. Le contrôle de la pensée

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B. Le contrôle de la pensée

Si la société guer­rière résul­tant de la guerre per­pé­tuelle per­met de main­te­nir assez faci­le­ment des états émo­tion­nels néga­tifs propre à contraindre les popu­la­tions à faire acte d’allégeance à l’oligarchie, le point le plus déli­cat sur lequel cette der­nière concentre toute son inten­tion et déploie un arse­nal d’outils est le contrôle de la pen­sée. Car, si les états émo­tion­nels se dévoilent faci­le­ment et donc peuvent faire l’objet d’un contrôle exté­rieur, ils peuvent éga­le­ment être l’objet d’un contrôle inté­rieur ; d’une simu­la­tion. En d’autres termes, si les états émo­tion­nels sont iden­ti­fiables, ils sont éga­le­ment fal­si­fiables et les pen­sées pro­fondes des indi­vi­dus leur demeurent inac­ces­sibles. C’est pour­quoi, à la jonc­tion des sphères émo­tion­nelles et réflexives se trouvent la sur­veillance et la puni­tion, dont la direc­tion revient au “Minis­tère de l’Amour” (ou Minia­mour, qui cor­res­pond au pou­voir répres­sif) doté d’un panel de puis­sants ins­tru­ments de contrôle.

La “Police de la Pen­sée” est ainsi char­gée de s’assurer de la bonne ortho­doxie des membres des classes supé­rieures et moyenne grâce à la notion de “face­crime” qui est le fait de ne pas réus­sir à contrô­ler ses émo­tions et, donc, de révé­ler par inad­ver­tance une pen­sée déviante. La sur­veillance est ainsi per­ma­nente pour déce­ler l’idée même de l’interdit. Sachant en effet que la menace de la chute de l’oligarchie en place vient de ses propres membres comme ceux de la classe moyenne, le moindre écart de pen­sée est into­lé­rable et tout est employé pour que la moindre pen­sée des indi­vi­dus des classes moyennes et supé­rieure soit étroi­te­ment sur­veillée et limi­tée et c’est la rai­son pour laquelle la puis­sance publique impose dans leur loge­ment des “télé­crans” qui assurent la double fonc­tion de télé­vi­sion et de vidéo-surveillance : « De sa nais­sance jusqu’à sa mort, un membre du Parti vit sous l’œil de la Police de la Pen­sée. Même quand il est seul, il ne peut jamais être cer­tain d’être réel­le­ment seul. Où qu’il se trouve, endormi ou éveillé, au tra­vail ou au repos, au bain ou au lit, il peut être ins­pecté sans aver­tis­se­ment et sans savoir qu’on l’inspecte. Rien de ce qu’il fait n’est indif­fé­rent. Ses ami­tiés, ses dis­trac­tions, son atti­tude vis-à-vis de sa femme et de ses enfants, l’expression de son visage quand il est seul, les mots qu’il mar­monne dans son som­meil, même les mou­ve­ments carac­té­ris­tiques de son corps, tout est jalou­se­ment exa­miné de près. »1.

À côté des outils tech­no­lo­giques de sur­veillance, se trouvent éga­le­ment des agents et la cir­cu­la­tion des citoyens n’est pas libre, mais entra­vée et contrô­lée via la mise en place de laisser-passer, la pré­sence de patrouilles de sur­veillance dans les gares et les rues char­gées d’examiner les papiers d’identité et les pas­se­ports, ou encore un ques­tion­naire auquel il faut répondre pour effec­tuer une dis­tance supé­rieure à 100 km. Pour ren­for­cer l’action de ces agents de sur­veillance publique et en intro­duire éga­le­ment dans la sphère pri­vée, la déla­tion est vive­ment encou­ra­gée dès le plus jeune âge, de même que les espions, ama­teurs ou officiels.

Cette sur­veillance est à la fois insi­dieuse et franche, puisque des affiches de pro­pa­gande sont pla­car­dées et la rap­pellent à chaque ins­tant par le slo­gan “Big Bro­ther vous regarde”. Si le but est de sur­veiller en per­ma­nence tout le monde, c’est aussi de le faire sans que per­sonne ne sache exac­te­ment quand, ni dans quelle pro­por­tion, afin que le doute crée un condi­tion­ne­ment para­noïaque, un habi­tus qui anni­hile toute pen­sée contraire au “bien pensé”. L’orthodoxie doit être telle que chaque indi­vidu doit avoir incor­poré jusqu’à l’inconscience, voire jusqu’à l’instinct, tout ce qu’il convient de pen­ser, de dire et de faire, selon les bons pré­ceptes de la doc­trine idéo­lo­gique de l’oligarchie.

Dans un tel sys­tème, évi­dem­ment, l’opposition poli­tique ne peut exis­ter et les cri­mi­nels poli­tiques sont “vapo­ri­sés” dans l’ombre ; ils dis­pa­raissent, tout sim­ple­ment. Le but est non seule­ment de faire taire les oppo­si­tions qui s’avèrent dan­ge­reuses en ce qu’elles pour­raient éveiller les vel­léi­tés contes­ta­taires dans l’esprit des gens, mais, plus encore, de ne pas en faire des mar­tyrs avec une exé­cu­tion publique.

Dans l’objectif de ren­for­cer le contrôle de la pen­sée, l’une des stra­té­gies d’ampleur mise en place par l’oligarchie est d’engendrer l’ignorance et la confu­sion. Pour ce faire, le “minis­tère de la Vérité” (ou Mini­ver), qui a la res­pon­sa­bi­lité des diver­tis­se­ments, de l’information, de l’éducation et des beaux-arts, dis­pose de nom­breux outils, les trois prin­ci­paux étant la “muta­bi­lité du passé”, la “dou­ble­pen­sée” et la “novlangue”.

Pre­miè­re­ment, et comme le note Orwell, le prin­cipe de la muta­bi­lité du passé per­met d’assurer le carac­tère inébran­lable de l’oligarchie : « La plus impor­tante rai­son qu’a le Parti de rajus­ter le passé est, de loin, la néces­sité de la sau­ve­garde de son infailli­bi­lité […] le Parti ne peut admettre un chan­ge­ment de doc­trine ou de ligne poli­tique. Chan­ger de déci­sion, ou même de poli­tique est un aveu de fai­blesse. »2. Grâce à ce prin­cipe, non seule­ment l’oligarchie ne fait jamais aucune erreur, mais elle pos­sède en outre une connais­sance abso­lue de la Vérité que per­sonne ne pour­rait remettre en cause sous peine de déviance à l’orthodoxie.

Enfin, en pro­cé­dant a un très scru­pu­leux tra­vail d’anéantissement et de rema­nie­ment des preuves his­to­riques, de fal­si­fi­ca­tion de l’Histoire, l’oligarchie abo­lit la connais­sance de manière à ce que chaque indi­vidu se trouve plongé dans l’ignorance et l’aveuglement, et ne puisse remettre en cause la struc­ture hié­rar­chique et le pou­voir oli­gar­chique. En cou­pant ainsi la société de la connais­sance his­to­rique, comme de la connais­sance eth­no­lo­gique avec la créa­tion de no man’s land, l’oligarchie peut don­ner l’illusion que son orga­ni­sa­tion éta­tique est la meilleure d’entre toutes et qu’elle per­met une amé­lio­ra­tion per­pé­tuelle du niveau de vie, indé­pen­dam­ment de la réa­lité empi­rique3.

Concrè­te­ment, cette muta­bi­lité est orga­ni­sée dans les bureaux du “Com­mis­sa­riat aux Archives” (ou Com­march) dont la mis­sion consiste à faire dis­pa­raître des élé­ments du passé (article de presse, annonce offi­cielle, pho­to­gra­phie, etc.). La fal­si­fi­ca­tion est pous­sée à un tel degré que, parmi le dédale de bureaux et la myriade d’experts et d’outils per­met­tant le tru­quage, se trouvent même des acteurs spé­cia­li­sés dans l’imitation des voix pour le dou­blage : « Jour par jour, et presque minute par minute, le passé était mis à jour »4. Orwell pré­cise éga­le­ment que ces fal­si­fi­ca­tions s’appliquent sur ce qui ne forme qu’un amas de men­songes, car tous les médias sont déjà des outils de mani­pu­la­tion contrô­lés par l’oligarchie et leurs dis­cours ne cor­res­pondent jamais à la réa­lité. Enfin, toutes les preuves de ces fal­si­fi­ca­tions sont elles-mêmes détruites et les ordres de fal­si­fi­ca­tion ne s’avouent pas en tant que tels et se pré­sentent, par un euphé­misme péri­phras­tique, comme un simple tra­vail de cor­rec­tion de mal­en­con­treuses erreurs qu’il faut rec­ti­fier par souci de justesse.

En deve­nant inébran­lable, l’oligarchie a mis fin à la dia­lec­tique civi­li­sa­tion­nelle et, ce fai­sant, à mis fin à l’Histoire car, comme le scande son slo­gan : « Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du pré­sent a le contrôle du passé. » Afin de per­mettre aux esprits d’absorber toutes les contra­dic­tions et les para­doxes de l’oligarchie, ainsi que les contra­dic­tions mémo­rielles liés à cette tem­po­ra­lité uni­di­men­sion­nelle et évi­ter le “cri­me­pen­sée”, celle-ci a créé le concept de “Contrôle de la Réa­lité” (ou dou­ble­pen­sée en nov­langue). La dou­ble­pen­sée est défi­nie comme un méca­nisme intel­lec­tuel qui consiste à : « Rete­nir simul­ta­né­ment deux opi­nions qui s’annulent alors qu’on les sait contra­dic­toires et croire à toutes les deux. »5. Concrè­te­ment, il s’agit de dire l’inverse de ce que l’on pense, de ce que l’on fait, ou ce que l’on constate dans la réa­lité tout en étant para­doxa­le­ment abso­lu­ment franc et convaincu de la véra­cité sin­cère de son pro­pos, dans une sorte d’autoaveuglement. C’est : « Dire des men­songes déli­bé­rés tout en y croyant sin­cè­re­ment […] nier l’existence d’une réa­lité objec­tive alors qu’on rend compte de la réa­lité qu’on nie »6. En somme, la dou­ble­pen­sée est « un vaste sys­tème de dupe­rie men­tale »7 dans lequel le men­songe et la vérité peuvent coexis­ter sans s’annuler l’un l’autre. D’ailleurs, le prin­cipe de dou­ble­pen­sée est à l’œuvre dans les trois slo­gans de l’oligarchie (La guerre c’est la paix ; La liberté c’est l’esclavage ; L’ignorance c’est la force) aussi bien que dans les noms don­nés aux quatre ministères.

Par­tant du prin­cipe que toutes les oli­gar­chies anté­rieures ont perdu leur domi­nance soit par un défaut de conscience qui les empêche de s’adapter à la réa­lité, soit par un excès de conscience qui les rend libé­rales et donc faillibles, Orwell ima­gine la dou­ble­pen­sée comme un outil men­tal qui per­met les deux à la fois et qui, en outre, agit comme une excuse morale aux men­songes, car ceux-ci sont inévi­tables pour la per­sis­tance de l’oligarchie. Grâce à la dou­ble­pen­sée, cette der­nière est légi­ti­mée dans le fait de faire l’inverse de ce qu’elle dit, ou de dire l’inverse de ce qu’elle fait : « Ainsi, le Parti rejette et dif­fame tous les prin­cipes qui furent à l’origine du mou­ve­ment socia­liste mais il pré­tend agir ainsi au nom du socia­lisme. Il prêche, envers la casse ouvrière, un mépris dont, depuis des siècles, il n’y a pas d’exemple, mais il revêt ses membres d’un uni­forme qui, à une époque, appar­te­nait aux tra­vailleurs manuels, et qu’il a adopté pour cette rai­son. Il mine sys­té­ma­ti­que­ment la soli­da­rité fami­liale, mais il bap­tise son chef d’un nom qui est un appel direct au sen­ti­ment de loyauté fami­lial. »8. Et Orwell de pré­ci­ser que l’oligarchie n’agit pas par hasard ou par simple hypo­cri­sie, mais bien de manière déli­bé­rée dans un but de mani­pu­la­tion des masses, car « la condi­tion men­tale domi­nante doit être la folie diri­gée »9.

Pour favo­ri­ser davan­tage ce contrôle de la pen­sée et main­te­nir les esprits dans l’ignorance et la confu­sion, l’oligarchie mène éga­le­ment un gigan­tesque tra­vail de révi­sion du lan­gage à tra­vers la créa­tion de sa “langue nou­velle” ou “nov­langue”. Pour Orwell, la mul­ti­pli­cité des mots est égale à la com­plexité et la pro­fon­deur de la pen­sée : plus le lan­gage est riche, plus la pen­sée est fine et de qua­lité. Il s’agit donc, dans la nov­langue, de détruire des mots, notam­ment des verbes et des adjec­tifs dans le but de limi­ter la pen­sée et d’empêcher ainsi toute oppo­si­tion à l’idéologie de l’oligarchie : « À la fin, nous ren­drons lit­té­ra­le­ment impos­sible le crime par la pen­sée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. »10.

Conju­guée à la dou­ble­pen­sée, la nov­langue a pour voca­tion d’opérer sur les membres des classes moyenne et supé­rieure de manière à ce que la sta­bi­lité oli­gar­chique puisse repo­ser sur des per­sonnes carac­té­ri­sées par « une stu­pi­dité para­ly­sante, un mon­ceau d’enthousiastes imbé­ciles, un de ces esclaves dévots qui ne mettent rien en ques­tion. »11. Et l’embrigadement intel­lec­tuel doit com­men­cer dès le plus jeune âge, avec une édu­ca­tion par­ti­cu­lière et l’existence de groupes com­mu­nau­taires pour la jeu­nesse entiè­re­ment dévoués à la défense du dogme prôné par l’oligarchie. Ceci abou­tit à la pro­duc­tion d’individus qui se placent en posi­tion de supé­rieurs alors qu’ils sont, para­doxa­le­ment, mar­qués par des capa­ci­tés cog­ni­tives étroi­te­ment bor­nées par le fana­tisme dog­ma­tique qui les anime, au point qu’Orwell com­pare ces intel­lec­tuels auto­dé­cla­rés à « quelque chose comme un man­ne­quin arti­culé : ce n’était pas le cer­veau de l’homme qui s’exprimait, c’était son larynx. La sub­stance qui sor­tait de lui était faite de mots, mais ce n’était pas du lan­gage […] C’était un bruit émis en état d’inconscience, comme le caque­tage d’un canard. »12. Et même si leur ortho­doxie est exem­plaire et que leur adhé­sion à l’idéologie poli­tique est totale, tous les membres des classes moyenne et supé­rieure qui ont le mal­heur d’être réel­le­ment intel­li­gents fini­ront “vapo­ri­sés”, car « La suprême ortho­doxie était l’inconscience »13 ; la non-réflexion, l’inintelligence.

En effet, c’est parce que les esprits sont vides et les cer­veaux inca­pables de rai­son­ner que les prêts-à-penser idéo­lo­giques et doc­tri­naires, aussi bien poli­tique que reli­gieux, per­mettent de sus­ci­ter une adhé­sion totale de leurs adeptes. En d’autres termes, plus les gens sont inca­pables de rai­son­ne­ments intel­li­gents, plus ils s’emploient à exé­cu­ter avec rigueur les pré­ceptes édic­tés par une idéo­lo­gie qui pense à leur place, les déles­tant ainsi de ce far­deau intel­lec­tuel qu’est la réflexion. Si « la reli­gion est l’opium du peuple », comme le disait Marx, l’idéologie poli­tique l’est tout autant dès lors qu’elle s’impose comme unique, véri­dique et incon­tes­table et qu’elle est, effec­ti­ve­ment, incon­tes­tée.
La stu­pi­dité ignare com­bi­née au fana­tisme dog­ma­tique sont deux impé­ra­tifs essen­tiels pour l’oligarchie, car ce sont eux qui per­mettent d’accréditer ses men­songes et ses inco­hé­rences. Et cette stu­pi­dité idéo­lo­gique est d’autant plus grande que les membres des classes supé­rieures vivent en totale décon­nexion avec la réa­lité empi­rique des pro­lé­taires dont ils jouissent pour­tant de l’exploitation. L’absence d’ancrage des membres des classes supé­rieures dans le réel les conduit non seule­ment à l’orthodoxie, mais éga­le­ment à la déshu­ma­ni­sa­tion, les ren­dant inca­pables de se mettre à la place d’autrui ; d’être, par défi­ni­tion, empa­thiques, puisqu’ils pré­fèrent s’enfermer dans un dog­ma­tisme pseudo-intellectuel arro­gant et irréa­liste tout en étant per­suadé d’agir pour le bien de tous.

sophie bonin 

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Notes :

1p. 280, op. cit.

2p. 282 et 283, op. cit.

3p. 282, op. cit.

4p. 58, op. cit.

5p. 51, op. cit.

6p. 284, op. cit.

7p. 285, op. cit.

8p. 287, op. cit.

9Ibid.

10p. 74, op. cit.

11p. 35, op. cit.

12p. 77, op. cit.

13p. 78, op. cit.

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Filed under Romans, Science-fiction/ Fantastique etc.

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