Dossier 1984 (G. Orwell) — II. L’oligarchie inébranlable et son couteau suisse de la domination éternelle des masses serviles

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II. L’oligarchie inébran­lable et son cou­teau suisse de la domi­na­tion éter­nelle des masses serviles

Nous avons vu pré­cé­dem­ment que, dans 1984, l’objectif de la classe domi­nante, orga­ni­sée en oli­gar­chie col­lec­ti­viste, a le but de ne plus ris­quer d’être ren­ver­sée par une lutte des classes, d’être infaillible, et donc d’assurer son contrôle absolu sur les deux autres classes sociales qu’elle infé­rio­rise, domine et exploite. Pour per­mettre cet objec­tif, Orwell envi­sage trois solu­tions majeures : la guerre per­pé­tuelle, l’abrutissement des pro­lé­taires et le contrôle de la pen­sée. Ces trois solu­tions majeures sont ensuite décli­nées à tra­vers une mul­ti­tude d’outils qui ne sont rien d’autre que des ins­tru­ments de mani­pu­la­tion sociale : la classe supé­rieure devient diri­geante, exploi­teuse et mani­pu­la­trice ; les classes infé­rieures deviennent exé­cu­tantes, exploi­tées et manipulées.

Sachant que les émo­tions et les pen­sées sont à l’origine des actions humaines et que c’est en influant sur elles qu’un mani­pu­la­teur peut ame­ner, avec une contrainte plus ou moins subrep­tice, un indi­vidu à faire ce qu’il sou­haite, nous pou­vons repen­ser l’ensemble des outils pro­po­sés par Orwell et les repo­si­tion­ner en fonc­tion du reten­tis­se­ment psy­cho­lo­gique ou émo­tion­nel qu’ils pro­dui­ront sur les indi­vi­dus manipulés.

A. La guerre perpétuelle

En effet, sur le plan émo­tion­nel, l’objectif de l’oligarchie est de réduire les émo­tions des classes infé­rieures afin que les sen­ti­ments d’amour dans la sphère pri­vée soient tota­le­ment inhi­bés au pro­fit de la haine et de la peur. Pour atteindre cet état affec­tif, la stra­té­gie mise en place par l’oligarchie est la guerre per­pé­tuelle, orga­ni­sée par le “Minis­tère de la Paix” (ou Minipax).

C’est ainsi que 1984 se divise en 3 grandes puis­sances éta­tiques qui se par­tagent le monde : Océa­nia, Eur­asia et Esta­sia. Ces trois puis­sances sont exac­te­ment simi­laires les unes aux autres : leurs forces sont égales, leur idéo­lo­gie (ang­soc, néo-bolchévisme, culte de la mort) est équi­va­lente, leur éco­no­mie et leur struc­ture sociale pyra­mi­dale sont iden­tiques, elles n’ont aucune rai­son réelle de s’affronter et toutes sont diri­gées par une oli­gar­chie col­lec­ti­viste qui prône le culte d’un chef1. Leur unique objec­tif est de main­te­nir éter­nel le statu quo afin d’utiliser la guerre per­pé­tuelle comme outil d’asservissement des classes inférieures.

Ces trois puis­sances se dis­putent une zone consti­tuée approxi­ma­ti­ve­ment par la moi­tié nord de l’Afrique, la pénin­sule ara­bique, l’Asie cen­trale et l’Indonésie.

Le fait que les acti­vi­tés guer­rières soient dépor­tées per­met de cacher aux yeux des peuples les atro­ci­tés de la guerre (meurtres d’enfants, viols, tor­ture, actes de bar­ba­rie, pillage, escla­vage, etc.). Et, quand bien même elles leur seraient connues, elles seraient consi­dé­rées comme mora­le­ment accep­tables et méri­toires, car opé­rées sur l’ennemi. Cela per­met éga­le­ment de mettre en place un no man’s land qui sépare her­mé­ti­que­ment les trois puis­sances et empêche les peuples d’être en contact les uns avec les autres et, ce fai­sant, de s’apercevoir qu’ils sont simi­laires, qu’ils peuvent s’entendre et s’apprécier, qu’ils sont sem­blables dans leur asser­vis­se­ment et que la guerre n’est qu’une manœuvre de trom­pe­rie. En d’autres termes : de déve­lop­per une conscience de classe, par-delà les nationalismes.

Cette zone dis­pu­tée per­met de tirer pro­fit des richesses qu’elle recèle, res­sources natu­relles comme main d’œuvre dans la mesure où celle-ci est abon­dante et bon mar­ché, car réduite à un état de ser­vi­tude proche de l’esclavagisme2. Tou­te­fois, sum­mum de cette manœuvre tra­gique et absurde, les gains que les puis­sances en retirent sont uti­li­sés, n’ont pas pour accroître le niveau de vie de leur popu­la­tion, mais uni­que­ment à la per­pé­tua­tion de la guerre. En effet, repre­nant le pos­tu­lat mar­xien que la dia­lec­tique civi­li­sa­tion­nelle résulte de la lutte des classes, d’une part, et de l’augmentation du sur­pro­duit et des moyens de pro­duc­tion, d’une autre, l’oligarchie solu­tionne les crises de sur­pro­duc­tion capi­ta­liste avec la guerre per­pé­tuelle : « Le but pri­mor­dial de la guerre moderne […] est de consom­mer entiè­re­ment les pro­duits de la machine sans éle­ver le niveau géné­ral de vie. »3.

C’est pour­quoi les socié­tés décrites dans 1984 sont carac­té­ri­sées par une éco­no­mie de pénu­rie, le ration­ne­ment et la mau­vaise qua­lité. À l’inverse d’une société d’abondance, tout est ratio­na­lisé et rien ne fonc­tionne cor­rec­te­ment : les ascen­seurs sont en panne, l’État, via le “Minis­tère de l’Abondance” (ou Mini­plein), impose des cou­pures d’électricité durant cer­tains cré­neaux horaires par souci d’économie, etc. Orwell note, éga­le­ment, que cette éco­no­mie de pénu­rie ne s’applique pas à l’oligarchie qui, à l’instar de la guerre per­pé­tuelle, consomme les fruits de la sur­pro­duc­tion et tend à sous-évaluer en per­ma­nence les besoins vitaux des classes infé­rieures. Pour l’oligarchie, l’un des avan­tages de cette éco­no­mie de manque est aussi de mar­quer encore plus clai­re­ment les dis­tinc­tions entre les classes sociales. La pénu­rie devient un mar­queur de classe : « Un état géné­ral de pénu­rie accroît en effet l’importance des petits pri­vi­lèges et magni­fie la dis­tinc­tion entre un groupe et un autre. »4.

Outre ces inté­rêts que sont l’évitement de la lutte des classes par abo­li­tion de la conscience de classe des tra­vailleurs asser­vis, l’évitement des crises éco­no­miques et le mar­queur de classe par la consom­ma­tion de la sur­pro­duc­tion, l’intérêt ultime de la guerre per­pé­tuelle est qu’elle impose tout ceci d’une façon psy­cho­lo­gi­que­ment accep­table. Elle est en effet le meilleur moyen de jus­ti­fier l’accaparation du pou­voir par une mino­rité et de garan­tir que cet état de fait oli­gar­chique soit accepté sans condi­tion par le peuple, puisque c’est pour son bien, parce que le dan­ger est réel et per­ma­nent, parce que la menace est vitale : « La conscience d’être en guerre, et par consé­quent en dan­ger, fait que la pos­ses­sion de tout le pou­voir par une petite caste semble être la condi­tion natu­relle et inévi­table de la sur­vie. »5.

La guerre sans fin entraîne éga­le­ment une men­ta­lité par­ti­cu­lière, patrio­tique et xéno­phobe, qui est néces­saire à la per­ma­nence de la hié­rar­chie sociale, en par­ti­cu­lier pour la classe moyenne, laquelle est, comme nous l’avons vu, encline à se révol­ter pour ren­ver­ser les rôles. Ainsi, Orwell écrit que le par­fait membre du Parti Inté­rieur doit être « un fana­tique cré­dule et igno­rant, dont les carac­té­ris­tiques domi­nantes sont la crainte, la haine, l’humeur fla­gor­neuse et le triomphe orgiaque. »6.

Mais c’est bien sûr l’ensemble de la société qui se fonde sur la haine, entre­te­nue par des rituels col­lec­tifs quo­ti­diens (Deux Minutes de la Haine, Semaine de la Haine, pen­dai­sons et tor­tures publiques, films qui traitent exclu­si­ve­ment de la guerre, etc.) qui engendrent néces­sai­re­ment la haine indi­vi­duelle. Ceci ne manque pas de géné­rer un habi­tus émo­tion­nel qui influe sur les pen­sées indi­vi­duelles et le moindre sti­mu­lus rap­pe­lant l’ennemi com­mun (Gold­stein), incar­nant l’exact opposé de tout ce qu’a mis en place l’oligarchie, suf­fit à géné­rer la colère. Si bien que, par exten­sion, toute pen­sée déviante, oppo­sée à l’oligarchie, appa­raît éga­le­ment comme détestable.

Pour main­te­nir la haine des indi­vi­dus à son état maxi­mal, il est éga­le­ment néces­saire d’annihiler tout sen­ti­ment d’affection, par­ti­cu­liè­re­ment dans la sphère pri­vée : amour filial ou conju­gal, ami­tié, entraide, etc. C’est l’ensemble des liens sociaux posi­tifs qui unissent les êtres humains qui est inter­dit et la socia­bi­lité élé­men­taire ne doit exis­ter que pour ser­vir l’oligarchie, à tra­vers des groupes, des ligues, des rituels guer­riers,. L’individu doit être seul, com­plè­te­ment ato­misé face à la puis­sance éta­tique. L’amour ainsi refoulé devient haine et c’est pour cette rai­son que Wins­ton, le per­son­nage prin­ci­pal, hait Julia à ce point ; il sou­haite la vio­len­ter parce qu’il vou­drait ardem­ment l’aimer, mais qu’il ne peut pas.

À ce titre, le couple hété­ro­sexuel est admis dans le seul but de per­mettre la pro­créa­tion d’une future pro­gé­ni­ture entiè­re­ment dévouée à ser­vir l’État oli­gar­chique et, parmi les amé­lio­ra­tions futures dont rêve l’oligarchie pour mieux être infaillible, se trouve notam­ment la volonté de par­ve­nir un jour à contrô­ler la pro­créa­tion humaine en l’abolissant tota­le­ment de la sexua­lité. Pour Orwell, c’est parce que l’amour et la sexua­lité apportent une paix inté­rieure que l’oligarchie cherche à les com­battre par tous les moyens et exploi­ter ainsi la force de des­truc­tion et la néga­ti­vité engen­drée par la frus­tra­tion : « Il y avait un lien direct entre la chas­teté et l’orthodoxie poli­tique »7. C’est pour­quoi elle met en place des orga­ni­sa­tions sociales prô­nant le céli­bat et l’abstinence, telle que « la ligue Anti-Sexe des Juniors ».

Enfin, la haine et la guerre per­ma­nente pro­duisent un phé­no­mène d’habituation à la misère, la vio­lence et la mort, tel que les visions d’horreur les plus san­glantes ne pro­voquent guère d’émotions, si ce n’est de la joie et des applau­dis­se­ments dès lors qu’elles concernent l’ennemi com­mun. En deve­nant ainsi per­pé­tuelle, en éta­blis­sant un inébran­lable statu quo entre les puis­sances et en per­met­tant à l’oligarchie en place de ne jamais être ren­ver­sée, la guerre devient la paix, et voici que s’explique le slo­gan du Parti : « La guerre, c’est la paix ».

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sophie bonin

Notes :

1p. 262, op. cit.

2p. 249, op. cit.

3p. 251, op. cit.

4p. 254, op. cit.

5p. 255, op. cit.

6p. 256, op. cit.

7p. 92, op. cit.

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