C. L’abrutissement des prolétaires
A contrario de cette étroite surveillance des deux classes supérieures, l’abrutissement de la masse prolétarienne n’est pas obtenu par le contrôle de la pensée et le décervelage dogmatique, mais par l’animalisation et l’acceptation de la délinquance. En effet, dans la mesure où les prolétaires, durement asservis, n’ont pas le temps ni les moyens de la réflexion, leur abrutissement est obtenu plus simplement par un relâchement de l’autorité et une permissivité concernant leurs instincts les plus vils.
Les classes supérieures mésestiment tellement les prolétaires, que ceux-ci sont considérés comme naturellement caractérisés par une absence de réflexion qu’il est par conséquent inutile de vouloir contrôler, et Orwell de faire dire à l’un de ces personnages (Syme, le philologue spécialiste de la novlangue) que « les prolétaires ne sont pas des êtres humains »1.
Pour l’oligarchie, en effet, les prolétaires sont des « inférieurs naturels qui [doivent] être tenus en état de dépendance, comme les animaux »2 et tout ce qu’elle attend de cette classe sociale, c’est qu’elle soit une source inépuisable de main d’œuvre servile : qu’elle travaille et se reproduise. Inutile, également, de les endoctriner avec l’idéologie du Parti, un « patriotisme primitif »3 étant suffisant pour les rattacher aux intérêts de l’oligarchie. Il suffit donc à l’oligarchie de se contenter de les maintenir dans leur état de bête incapable de réflexion qui se traduit notamment par la diffusion d’une culture spéciale pour les prolétaires : « on produisait des journaux stupides qui ne traitaient presque entièrement que de sport, de crime et d’astrologie, de petits romans à cinq francs, des films juteux de sexualité, des chansons sentimentales composées par des moyens entièrement mécaniques sur un genre de kaléidoscope spécial appelé versificateur »4. La culture prolétarienne ainsi produite pour cette classe est creuse et imbécile de façon à ce que son intellect, entraîné depuis la naissance à la sous-exploitation, soit maintenu dans la léthargie.
Dans le même objectif d’abrutissement, les activités délinquantes sont tolérées, et même tacitement encouragées, telles la corruption, les marchés clandestins ou encore la prostitution dans le but de « laisser une soupape »5 et Winston de noter que « La police civile se mêlait très peu de leurs affaires. La criminalité, à Londres, était considérable. Il y avait tout un État dans l’État fait de voleurs, de bandits, de prostituées, de marchands de drogue, de hors-la-loi de toutes sortes. Mais comme cela se passait entre prolétaires, cela n’avait aucune importance »6. L’oligarchie n’a pas d’intérêt à contrôler cette délinquance, parce qu’elle ne nuit en rien à ses propres intérêts et leur sert, au contraire, de diversion, de détournement de l’attention des prolétaires. Et c’est pourquoi le traitement judiciaire est inique entre les classes sociales supérieures et inférieures ; marqué par une sévérité absolue contre les criminels de la pensée des classes supérieures, mais légère contre les malfrats prolétariens.
La déshumanisation des prolétaires effectuée par les deux classes supérieures apparaît comme une nécessité leur permettant de légitimer cet état de servitude, suivant un paradoxe argumentatif qui relève de cette fameuse doublepensée en ce qu’elle est un auto-aveuglement volontaire, à l’animalisation : c’est parce qu’ils sont bêtes qu’ils peuvent les traiter comme des bêtes. Cette instrumentalisation d’une entité biologique par une autre est moralement acceptable puisque les dominants se pensent supérieurs et se persuadent que ceux qui leur ressemblent relèvent d’une espèce inférieure à la leur, incapable d’avoir conscience de son asservissement d’une part, et que l’espèce supérieure agit pour le bien des deux parties, d’autre part. En effet, puisque l’espèce inférieure n’a pas conscience d’être instrumentalisée et que le système fonctionne et perdure, c’est parce que l’espèce inférieure doit se satisfaire de ses conditions de vie. Ainsi le système, bien qu’extrêmement déséquilibré, est moralement valable puisqu’il satisferait tout le monde, selon les exploiteurs.
Or, pour Orwell, l’ignorance qui caractérise la classe dominée n’est pas de nature, mais bien de culture en ce qu’elle est le résultat de son conditionnement d’êtres asservis. Pour l’auteur, ce problème de conscientisation et de réflexion sur sa propre condition sociale ne réside pas dans le fait que cette masse est incapable de penser, mais est lié au fait que sa vie est courte et bien remplie : « Le travail physique épuisant, le souci de la maison et des enfants, les querelles mesquines entre voisins, les films, le football, la bière et, surtout, le jeu, formaient tout leur horizon et comblaient leurs esprits »7. Il note d’ailleurs que la loterie, pourtant truquée par le Ministère de l’Abondance, « était le seul événement public auquel les prolétaires portaient une sérieuse attention. Il y avait probablement quelques millions de prolétaires pour lesquels c’était la principale, sinon la seule raison de vivre »8. Les prolétaires ont donc, dans une moindre mesure, conscience que leur sort est misérable et qu’il peut être amélioré, mais ils le font d’une manière irrationnelle, comme des dévots qui espéreraient influer sur le réel par l’action d’un quelconque sortilège magique.
En réalité, la classe supérieure, consciente et détenant le pouvoir, ne peut raisonnablement reprocher à ceux qu’elle infériorise d’être bêtes, puisqu’elle les traite comme des bêtes depuis leur naissance et les conditionne à être bêtes toute leur vie. Pour nier l’humanité de la classe inférieure, il faut nier, en somme, que l’humanité est un apprentissage social qui commence dès le plus jeune âge. Vivier de travailleurs laborieux, l’oligarchie maintient ainsi le prolétariat dans la jouissance des instincts bestiaux les plus primaires et ne s’inquiète ni de le voir développer une conscience de classe, ni de commencer à réfléchir sur sa condition d’exploités asservis et dominés : « Il n’y a rien à craindre des prolétaires. Laissés à eux-mêmes, ils continueront, de génération en génération et de siècle en siècle, à travailler, procréer et mourir, non seulement sans ressentir aucune tentation de se révolter, mais sans avoir le pouvoir de comprendre que le monde pourrait être autre que celui qu’il est. »9. Et c’est cet esprit irrationnel et cette absence de vision d’ensemble portée par quelques idées générales qui les caractérisent, qui les rendent incapables de réfléchir leur mécontentement et de le faire aboutir à une conclusion. En conséquence, il suffit à l’oligarchie d’infiltrer en leur sein quelques agents de la Police de la Pensée pour qu’ils les manipulent dans le sens voulu pour opérer des diversions et repérer les potentiels agitateurs afin de les éliminer.
Orwell a malgré tout tenté d’explorer une résolution alternative de la dialectique civilisationnelle marxienne, en envisageant la société sans classe espérée par Marx. Via son personnage principal (Winston), Orwell reprend l’idée marxienne en avançant que les seuls acteurs possibles de la libération des peuples de la mainmise de l’oligarchie totalitaire ne peuvent être que les prolétaires : « S’il y avait un espoir, il devait en effet se trouver chez les prolétaires car là, seulement, dans ces fourmillantes masses dédaignées, quatre-vingt-cinq pour centre de la population de l’Océania, pourrait naître la force qui détruirait le Parti. Le Parti ne pouvait être renversé de l’intérieur. » 10. Pour Orwell, l’émancipation ne peut venir que des prolétaires du fait de leur nombre et du fait qu’ils ne sont pas soumis au même contrôle totalitaire que les membres des classes supérieures et moyennes. Orwell réaffirme cette position après que Winston ait pris connaissance du traité de Goldstein : « S’il y avait un espoir, il était chez les prolétaires. Sans avoir lu la fin du livre, Winston savait que ce devait être le message final de Goldstein. L’avenir appartenait aux prolétaires. »11. Mais, et c’est là toute la question de 1984, l’émancipation des prolétaires est-elle seulement envisageable, compte tenu de leur servitude ?
Au-delà de l’abrutissement qu’opère sur eux la classe supérieure, le principal problème, selon Orwell, est qu’ils sont dépourvus de conscience de classe pour reprendre les termes marxiens ; d’asabiya pour reprendre la terminologie khaldounienne. Ignorant qu’ils forment un groupe caractérisé par une identité particulière aux intérêts identiques nés de cette exploitation sociale dont ils sont victimes, il ne peut pas y avoir la construction d’un sentiment d’appartenance à un collectif dont il faudrait défendre les intérêts. La preuve la plus manifeste de cette ignorance de classe est le fait que l’on ne sache pas précisément combien ils sont. En effet, au début de l’œuvre, Winston a l’impression qu’ils sont quatre-vingt-cinq pour cent, mais Goldstein, dans son traité théorique, écrit qu’ils sont quinze pour cent. D’ailleurs, ils ne sont pas décrits comme une classe, mais comme une « masse ». Les prolétaires forment un groupe informe ; un agrégat fortuit et aléatoire d’identités individuelles.
De surcroît, il manque aux prolétaires, tout comme aux membres des classes supérieures, une vision globale théorique qui leur permettrait de mettre des mots et d’intellectualiser ce qu’ils vivent et ressentent au quotidien. Il serait d’ailleurs faux de considérer le personnage de Winston comme un sensualiste, car s’il ressent effectivement toutes les anomalies et les contradictions du système oligarchique, ses sensations profondes le rendent toujours incapable d’aboutir à un raisonnement intellectuel dont il a cruellement besoin, au point de se mettre sciemment en danger pour se procurer le traité de Goldstein, Théorie et pratique du collectivisme oligarchique.
Orwell compare son personnage principal à une fourmi qui, à cause de sa petite taille et sa petite place dans la fourmilière, ne peut rien voir d’autres que les petites choses qui se trouvent à son niveau tandis que toute la réalité d’ensemble de l’État lui échappe complètement. Ainsi, faute d’enseignement clair et explicite, faute d’éclairage socio-politique théorique, les individus de 1984 n’ont qu’une vue extrêmement parcellaire et subjective d’un ensemble qui les dépasse complètement et, en définitive, cette connaissance très approximative ne peut que les doter d’une vision simpliste et biaisée de la société dans laquelle ils vivent, aboutissant à l’ignorance de leur état de servitude et d’exploitation. Il manque au peuple une vision globale compréhensible fondée sur une théorie sociologique.
Pour Orwell, même si la classe inférieure opprimée est marquée par l’ignorance et l’abrutissement dans laquelle l’oligarchie la maintient, paradoxalement, les prolétaires font preuve de bien plus d’humanité que les membres des classes supérieures. En les observant et en les côtoyant, Winston s’aperçoit ainsi que les prolétaires, eux, sont restés humains parce qu’ils ont gardé cet ancrage dans l’ordinaire réalité, dans la décence et la mesure et parce que des liens d’amour et d’entraide les unit encore les uns aux autres : « Ils n’étaient pas fidèles à un Parti, un pays, ou une idée, ils étaient fidèles l’un à l’autre. »12. C’est l’amour qu’il porte à Julia, ainsi que « le respect mystique »13 que Winston éprouve à l’égard de ces gens ordinaires que sont les prolétaires, qui lui rendra la santé mentale et physique, la force et le courage de tenter de mettre fin au totalitarisme oligarchique. Et c’est la raison pour laquelle l’oligarchie s’attache à détruire les liens sociaux les plus élémentaires qui unissaient les humains dans l’émotion et l’empathie ; à atomiser les individus des classes supérieures. Elle brise le lien social naturel et spontané, lié aux sentiments d’amour et d’empathie, pour éviter qu’ils ne se rassemblent, partagent leur vécu et leurs pensées, pour confronter leur réalité et comprendre ce qui les unit et les différencie, pour les empêcher de faire corps contre elle.
Malheureusement, grâce à une longue et douloureuse torture mentale et physique, l’oligarchie parvient à lui faire perdre ce lien profond d’amour que Winston avait pour Julia, et c’est alors qu’il comprend que le système inventé par l’oligarchie est réellement infaillible et que rien ni personne ne peux lutter contre lui. C’est ainsi que, pour Orwell, il arrivera un jour où le totalitarisme oligarchique sera à un tel point développé, que l’émancipation sera absolument impossible.
sophie bonin
Notes :