Dossier 1984 (G. Orwell), partie II– C. L’abrutissement des prolétaires

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C. L’abrutissement des prolétaires

A contra­rio de cette étroite sur­veillance des deux classes supé­rieures, l’abrutissement de la masse pro­lé­ta­rienne n’est pas obtenu par le contrôle de la pen­sée et le décer­ve­lage dog­ma­tique, mais par l’animalisation et l’acceptation de la délin­quance. En effet, dans la mesure où les pro­lé­taires, dure­ment asser­vis, n’ont pas le temps ni les moyens de la réflexion, leur abru­tis­se­ment est obtenu plus sim­ple­ment par un relâ­che­ment de l’autorité et une per­mis­si­vité concer­nant leurs ins­tincts les plus vils.
Les classes supé­rieures més­es­timent tel­le­ment les pro­lé­taires, que ceux-ci sont consi­dé­rés comme natu­rel­le­ment carac­té­ri­sés par une absence de réflexion qu’il est par consé­quent inutile de vou­loir contrô­ler, et Orwell de faire dire à l’un de ces per­son­nages (Syme, le phi­lo­logue spé­cia­liste de la nov­langue) que « les pro­lé­taires ne sont pas des êtres humains »1.

Pour l’oligarchie, en effet, les pro­lé­taires sont des « infé­rieurs natu­rels qui [doivent] être tenus en état de dépen­dance, comme les ani­maux »2 et tout ce qu’elle attend de cette classe sociale, c’est qu’elle soit une source inépui­sable de main d’œuvre ser­vile : qu’elle tra­vaille et se repro­duise. Inutile, éga­le­ment, de les endoc­tri­ner avec l’idéologie du Parti, un « patrio­tisme pri­mi­tif »3 étant suf­fi­sant pour les rat­ta­cher aux inté­rêts de l’oligarchie. Il suf­fit donc à l’oligarchie de se conten­ter de les main­te­nir dans leur état de bête inca­pable de réflexion qui se tra­duit notam­ment par la dif­fu­sion d’une culture spé­ciale pour les pro­lé­taires : « on pro­dui­sait des jour­naux stu­pides qui ne trai­taient presque entiè­re­ment que de sport, de crime et d’astrologie, de petits romans à cinq francs, des films juteux de sexua­lité, des chan­sons sen­ti­men­tales com­po­sées par des moyens entiè­re­ment méca­niques sur un genre de kaléi­do­scope spé­cial appelé ver­si­fi­ca­teur »4. La culture pro­lé­ta­rienne ainsi pro­duite pour cette classe est creuse et imbé­cile de façon à ce que son intel­lect, entraîné depuis la nais­sance à la sous-exploitation, soit main­tenu dans la léthargie.

Dans le même objec­tif d’abrutissement, les acti­vi­tés délin­quantes sont tolé­rées, et même taci­te­ment encou­ra­gées, telles la cor­rup­tion, les mar­chés clan­des­tins ou encore la pros­ti­tu­tion dans le but de « lais­ser une sou­pape »5 et Wins­ton de noter que « La police civile se mêlait très peu de leurs affaires. La cri­mi­na­lité, à Londres, était consi­dé­rable. Il y avait tout un État dans l’État fait de voleurs, de ban­dits, de pros­ti­tuées, de mar­chands de drogue, de hors-la-loi de toutes sortes. Mais comme cela se pas­sait entre pro­lé­taires, cela n’avait aucune impor­tance »6. L’oligarchie n’a pas d’intérêt à contrô­ler cette délin­quance, parce qu’elle ne nuit en rien à ses propres inté­rêts et leur sert, au contraire, de diver­sion, de détour­ne­ment de l’attention des pro­lé­taires. Et c’est pour­quoi le trai­te­ment judi­ciaire est inique entre les classes sociales supé­rieures et infé­rieures ; mar­qué par une sévé­rité abso­lue contre les cri­mi­nels de la pen­sée des classes supé­rieures, mais légère contre les mal­frats prolétariens.

La déshu­ma­ni­sa­tion des pro­lé­taires effec­tuée par les deux classes supé­rieures appa­raît comme une néces­sité leur per­met­tant de légi­ti­mer cet état de ser­vi­tude, sui­vant un para­doxe argu­men­ta­tif qui relève de cette fameuse dou­ble­pen­sée en ce qu’elle est un auto-aveuglement volon­taire, à l’animalisation : c’est parce qu’ils sont bêtes qu’ils peuvent les trai­ter comme des bêtes. Cette ins­tru­men­ta­li­sa­tion d’une entité bio­lo­gique par une autre est mora­le­ment accep­table puisque les domi­nants se pensent supé­rieurs et se per­suadent que ceux qui leur res­semblent relèvent d’une espèce infé­rieure à la leur, inca­pable d’avoir conscience de son asser­vis­se­ment d’une part, et que l’espèce supé­rieure agit pour le bien des deux par­ties, d’autre part. En effet, puisque l’espèce infé­rieure n’a pas conscience d’être ins­tru­men­ta­li­sée et que le sys­tème fonc­tionne et per­dure, c’est parce que l’espèce infé­rieure doit se satis­faire de ses condi­tions de vie. Ainsi le sys­tème, bien qu’extrêmement dés­équi­li­bré, est mora­le­ment valable puisqu’il satis­fe­rait tout le monde, selon les exploiteurs.

Or, pour Orwell, l’ignorance qui carac­té­rise la classe domi­née n’est pas de nature, mais bien de culture en ce qu’elle est le résul­tat de son condi­tion­ne­ment d’êtres asser­vis. Pour l’auteur, ce pro­blème de conscien­ti­sa­tion et de réflexion sur sa propre condi­tion sociale ne réside pas dans le fait que cette masse est inca­pable de pen­ser, mais est lié au fait que sa vie est courte et bien rem­plie : « Le tra­vail phy­sique épui­sant, le souci de la mai­son et des enfants, les que­relles mes­quines entre voi­sins, les films, le foot­ball, la bière et, sur­tout, le jeu, for­maient tout leur hori­zon et com­blaient leurs esprits »7. Il note d’ailleurs que la lote­rie, pour­tant tru­quée par le Minis­tère de l’Abondance, « était le seul évé­ne­ment public auquel les pro­lé­taires por­taient une sérieuse atten­tion. Il y avait pro­ba­ble­ment quelques mil­lions de pro­lé­taires pour les­quels c’était la prin­ci­pale, sinon la seule rai­son de vivre »8. Les pro­lé­taires ont donc, dans une moindre mesure, conscience que leur sort est misé­rable et qu’il peut être amé­lioré, mais ils le font d’une manière irra­tion­nelle, comme des dévots qui espé­re­raient influer sur le réel par l’action d’un quel­conque sor­ti­lège magique.

En réa­lité, la classe supé­rieure, consciente et déte­nant le pou­voir, ne peut rai­son­na­ble­ment repro­cher à ceux qu’elle infé­rio­rise d’être bêtes, puisqu’elle les traite comme des bêtes depuis leur nais­sance et les condi­tionne à être bêtes toute leur vie. Pour nier l’humanité de la classe infé­rieure, il faut nier, en somme, que l’humanité est un appren­tis­sage social qui com­mence dès le plus jeune âge. Vivier de tra­vailleurs labo­rieux, l’oligarchie main­tient ainsi le pro­lé­ta­riat dans la jouis­sance des ins­tincts bes­tiaux les plus pri­maires et ne s’inquiète ni de le voir déve­lop­per une conscience de classe, ni de com­men­cer à réflé­chir sur sa condi­tion d’exploités asser­vis et domi­nés : « Il n’y a rien à craindre des pro­lé­taires. Lais­sés à eux-mêmes, ils conti­nue­ront, de géné­ra­tion en géné­ra­tion et de siècle en siècle, à tra­vailler, pro­créer et mou­rir, non seule­ment sans res­sen­tir aucune ten­ta­tion de se révol­ter, mais sans avoir le pou­voir de com­prendre que le monde pour­rait être autre que celui qu’il est. »9. Et c’est cet esprit irra­tion­nel et cette absence de vision d’ensemble por­tée par quelques idées géné­rales qui les carac­té­risent, qui les rendent inca­pables de réflé­chir leur mécon­ten­te­ment et de le faire abou­tir à une conclu­sion. En consé­quence, il suf­fit à l’oligarchie d’infiltrer en leur sein quelques agents de la Police de la Pen­sée pour qu’ils les mani­pulent dans le sens voulu pour opé­rer des diver­sions et repé­rer les poten­tiels agi­ta­teurs afin de les éliminer.

Orwell a mal­gré tout tenté d’explorer une réso­lu­tion alter­na­tive de la dia­lec­tique civi­li­sa­tion­nelle mar­xienne, en envi­sa­geant la société sans classe espé­rée par Marx. Via son per­son­nage prin­ci­pal (Wins­ton), Orwell reprend l’idée mar­xienne en avan­çant que les seuls acteurs pos­sibles de la libé­ra­tion des peuples de la main­mise de l’oligarchie tota­li­taire ne peuvent être que les pro­lé­taires : « S’il y avait un espoir, il devait en effet se trou­ver chez les pro­lé­taires car là, seule­ment, dans ces four­millantes masses dédai­gnées, quatre-vingt-cinq pour centre de la popu­la­tion de l’Océania, pour­rait naître la force qui détrui­rait le Parti. Le Parti ne pou­vait être ren­versé de l’intérieur. » 10. Pour Orwell, l’émancipation ne peut venir que des pro­lé­taires du fait de leur nombre et du fait qu’ils ne sont pas sou­mis au même contrôle tota­li­taire que les membres des classes supé­rieures et moyennes. Orwell réaf­firme cette posi­tion après que Wins­ton ait pris connais­sance du traité de Gold­stein : « S’il y avait un espoir, il était chez les pro­lé­taires. Sans avoir lu la fin du livre, Wins­ton savait que ce devait être le mes­sage final de Gold­stein. L’avenir appar­te­nait aux pro­lé­taires. »11. Mais, et c’est là toute la ques­tion de 1984, l’émancipation des pro­lé­taires est-elle seule­ment envi­sa­geable, compte tenu de leur servitude ?

Au-delà de l’abrutissement qu’opère sur eux la classe supé­rieure, le prin­ci­pal pro­blème, selon Orwell, est qu’ils sont dépour­vus de conscience de classe pour reprendre les termes mar­xiens ; d’asa­biya pour reprendre la ter­mi­no­lo­gie khal­dou­nienne. Igno­rant qu’ils forment un groupe carac­té­risé par une iden­tité par­ti­cu­lière aux inté­rêts iden­tiques nés de cette exploi­ta­tion sociale dont ils sont vic­times, il ne peut pas y avoir la construc­tion d’un sen­ti­ment d’appartenance à un col­lec­tif dont il fau­drait défendre les inté­rêts. La preuve la plus mani­feste de cette igno­rance de classe est le fait que l’on ne sache pas pré­ci­sé­ment com­bien ils sont. En effet, au début de l’œuvre, Wins­ton a l’impression qu’ils sont quatre-vingt-cinq pour cent, mais Gold­stein, dans son traité théo­rique, écrit qu’ils sont quinze pour cent. D’ailleurs, ils ne sont pas décrits comme une classe, mais comme une « masse ». Les pro­lé­taires forment un groupe informe ; un agré­gat for­tuit et aléa­toire d’identités individuelles.

De sur­croît, il manque aux pro­lé­taires, tout comme aux membres des classes supé­rieures, une vision glo­bale théo­rique qui leur per­met­trait de mettre des mots et d’intellectualiser ce qu’ils vivent et res­sentent au quo­ti­dien. Il serait d’ailleurs faux de consi­dé­rer le per­son­nage de Wins­ton comme un sen­sua­liste, car s’il res­sent effec­ti­ve­ment toutes les ano­ma­lies et les contra­dic­tions du sys­tème oli­gar­chique, ses sen­sa­tions pro­fondes le rendent tou­jours inca­pable d’aboutir à un rai­son­ne­ment intel­lec­tuel dont il a cruel­le­ment besoin, au point de se mettre sciem­ment en dan­ger pour se pro­cu­rer le traité de Gold­stein, Théo­rie et pra­tique du col­lec­ti­visme oli­gar­chique.
Orwell com­pare son per­son­nage prin­ci­pal à une fourmi qui, à cause de sa petite taille et sa petite place dans la four­mi­lière, ne peut rien voir d’autres que les petites choses qui se trouvent à son niveau tan­dis que toute la réa­lité d’ensemble de l’État lui échappe com­plè­te­ment. Ainsi, faute d’enseignement clair et expli­cite, faute d’éclairage socio-politique théo­rique, les indi­vi­dus de 1984 n’ont qu’une vue extrê­me­ment par­cel­laire et sub­jec­tive d’un ensemble qui les dépasse com­plè­te­ment et, en défi­ni­tive, cette connais­sance très approxi­ma­tive ne peut que les doter d’une vision sim­pliste et biai­sée de la société dans laquelle ils vivent, abou­tis­sant à l’ignorance de leur état de ser­vi­tude et d’exploitation. Il manque au peuple une vision glo­bale com­pré­hen­sible fon­dée sur une théo­rie sociologique.

Pour Orwell, même si la classe infé­rieure oppri­mée est mar­quée par l’ignorance et l’abrutissement dans laquelle l’oligarchie la main­tient, para­doxa­le­ment, les pro­lé­taires font preuve de bien plus d’humanité que les membres des classes supé­rieures. En les obser­vant et en les côtoyant, Wins­ton s’aperçoit ainsi que les pro­lé­taires, eux, sont res­tés humains parce qu’ils ont gardé cet ancrage dans l’ordinaire réa­lité, dans la décence et la mesure et parce que des liens d’amour et d’entraide les unit encore les uns aux autres : « Ils n’étaient pas fidèles à un Parti, un pays, ou une idée, ils étaient fidèles l’un à l’autre. »12. C’est l’amour qu’il porte à Julia, ainsi que « le res­pect mys­tique »13 que Wins­ton éprouve à l’égard de ces gens ordi­naires que sont les pro­lé­taires, qui lui ren­dra la santé men­tale et phy­sique, la force et le cou­rage de ten­ter de mettre fin au tota­li­ta­risme oli­gar­chique. Et c’est la rai­son pour laquelle l’oligarchie s’attache à détruire les liens sociaux les plus élé­men­taires qui unis­saient les humains dans l’émotion et l’empathie ; à ato­mi­ser les indi­vi­dus des classes supé­rieures. Elle brise le lien social natu­rel et spon­tané, lié aux sen­ti­ments d’amour et d’empathie, pour évi­ter qu’ils ne se ras­semblent, par­tagent leur vécu et leurs pen­sées, pour confron­ter leur réa­lité et com­prendre ce qui les unit et les dif­fé­ren­cie, pour les empê­cher de faire corps contre elle.

Mal­heu­reu­se­ment, grâce à une longue et dou­lou­reuse tor­ture men­tale et phy­sique, l’oligarchie par­vient à lui faire perdre ce lien pro­fond d’amour que Wins­ton avait pour Julia, et c’est alors qu’il com­prend que le sys­tème inventé par l’oligarchie est réel­le­ment infaillible et que rien ni per­sonne ne peux lut­ter contre lui. C’est ainsi que, pour Orwell, il arri­vera un jour où le tota­li­ta­risme oli­gar­chique sera à un tel point déve­loppé, que l’émancipation sera abso­lu­ment impossible.

sophie bonin

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Notes :

1p. 75, op. cit.

2p. 99, op. cit.

3p. 100, op. cit.

4p. 62, op. cit.

5p. 91, op. cit.

6p. 100, op. cit.

7p. 100, op. cit.

8p. 118, op. cit.

9p. 279, op. cit.

10p. 97, op. cit.

11p. 292, op. cit.

12p. 220, op. cit.

13p. 291, op. cit.

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