Polina Jerebtsova, 1995, dessin
Dans le cadre de notre dossier d’entretiens consacrés à la guerre entre la Russie et l’Ukraine, l’une des autrices qui a accepté de répondre, Polina Jerebtsova, ayant écrit Le Journal de Polina paru chez 10/18 (janvier 2015), nous a demandés s’il était possible de présenter en contrepoint de son entretien des textes/poèmes qu’elle a écrits sur la guerre (elle a vécu en Tchétchénie). Voici celui que nous avons retenu :
Un nombre incroyable de gens ont besoin d’aide psychologique ou d’être soignés dans des sanatoriums : ceux qui ont vécu la guerre, ceux qu’on a failli tuer, ceux qui sont restés orphelins et qui ont connu la faim sous les bombardements. Mais hélas, le pouvoir n’a pas intérêt à les faire soigner : il est plus facile de gouverner des êtres malheureux et malades.
Ma mère, une femme âgée, s’est retrouvée dans un village du Sud de la Russie, entourée de Russes dont les fils ou les petits-fils avaient fait la guerre en Tchétchénie en tant que soldats ou mercenaires ; elle s’y est sentie incomprise et étrangère.
Longtemps, elle a été perçue comme une « Tchétchène », même si son prénom et son nom étaient russes.
Elle était « de là-bas ». Elle portait le foulard !
Petit à petit, quelques villageois se sont habitués à elle, ils ont même commencé à nouer des relations avec elle, mais les « éléments patriotiques » guerriers en sont restés à leur point de vue initial, si bien qu’on lance de temps en temps une brique contre sa fenêtre, en maudissant les « noirs » [terme péjoratif russe désignant les Tchétchènes, ndlr]. Quelquefois, on parle de jeter aussi une grenade chez elle, en souvenir des « exploits » du temps de la guerre…
En habitant une chambrette dans une vieille maison partagée entre plusieurs familles – une ancienne étable, qu’on avait jugée adaptée au logement d’êtres humains, du temps de Staline, et qui les abrite toujours ! –, ma mère est devenue le témoin involontaire de bien des histoires affligeantes, dans ce petit village russe.
Plusieurs jeunes Russes, de retour après la guerre en Tchétchénie, ont mis fin à leurs jours. Leurs mères ne comprennent pas comment cela a pu se produire, elles ne font que pleurer et aller à l’église pour y chercher des explications.
« Mon garçon hurlait à force de cauchemars ! Il n’arrivait plus à dormir. Nous sommes allés un peu partout pour essayer de le faire soigner, mais on nous renvoyait toujours, en nous disant que cela lui passerait. Pour finir, il s’est tiré une balle », se lamente une de ces mères.
« C’était notre fils unique ! Il ne voulait pas faire la guerre ! Mais nous, ses vieux, nous n’avons pas pu le racheter à l’armée. [Allusion à la pratique consistant à graisser la patte de telle personne capable d’exempter du service militaire.] Il est rentré, il a vécu deux mois de plus avec nous, puis il s’est jeté du haut du pont », raconte une autre femme en pleurant. « D’après la loi, on n’est pas censé mobiliser un fils unique. Pourtant, quand nous sommes allés protester au service de recrutement, on nous a demandé de l’argent. De l’argent ! Nous n’en avions pas assez… À son retour, notre fils n’était plus lui-même. Il passait son temps à dire qu’il ne pouvait pas vivre avec ce qu’il avait vu là-bas… »
Il y a deux semaines, un autre « revenu de Tchétchénie » a été miraculeusement libéré du nœud coulant par des voisins. Il est donc toujours vivant. Ce n’est pas la première fois qu’il essaie de se pendre ; il boit de la vodka du matin au soir et n’arrive plus à dormir à cause des cauchemars…
Il va de soi qu’ils n’ont pas tous une conscience morale. Au contraire, beaucoup d’anciens soldats sont fermement convaincus qu’ils ont eu raison de perpétrer le mal. Ils s’amusent en tirant sur les chats et les chiens ; périodiquement, ils font feu sur des toits et sur des arbres, « au hasard ». Les vieilles gens et les enfants ont appris à se cacher pour échapper aux balles perdues. C’est particulièrement « gai » les jours de fête, quand de nombreux guerriers sont éméchés…
Je ne décris pas là les problèmes d’un petit village unique en son genre : un immense pays est concerné dans son entier. À en juger par les sévices monstrueux qu’on inflige aux détenus, nombre de policiers et de gardiens de prison ont été envoyés en Tchétchénie pendant la guerre. Maintenant, ils mettent régulièrement à profit l’expérience et les compétences acquises là-bas, aussi bien dans la « vie civile » qu’en participant à de nouvelles opérations spéciales.
lire notre entretien avec l’auteure
agathe de lastyns
Polina Jerebtsova, L’asile de fous (texte de 2003 traduit du russe)