Au Voyageur qui ne fait que passer

Le phi­lo­sophe Sénèque s’est sui­cidé. A cette nou­velle, son jeune dis­ciple Luci­lius se remé­more les lettres qu’ils se sont écrites.

Pour avoir assisté à plu­sieurs “lec­tures”, je m’étais laissé dire qu’en lan­gage théâ­tral, cela signi­fiait que des comé­diens venaient sur scène avec à la main le texte de leur rôle puis que cha­cun lisait tour à tour ses répliques, selon le dérou­le­ment voulu par l’auteur, sans autre mise en valeur dra­ma­tur­gique que les inflexions de leur voix — pas de dépla­ce­ments, pas de jeu, pas de cos­tumes par­ti­cu­liers et encore moins d’accessoires ou d’effets sonores et lumi­neux. Ainsi com­prise, la “lec­ture” est une sorte de degré zéro du texte de théâtre, pour para­phra­ser Roland Barthes — cela ne signi­fie pas que ce texte est privé d’intensité : on connaît le pou­voir d’envoûtement d’une voix de comédien…

À cinq reprises, en mai et juin, la Com­pa­gnie du Petit Peuple a propsé le jeudi soir dans la petite salle du Théâtre Darius Mil­haud, une “lec­ture” de la nou­velle épis­to­laire d’Alain Absire, “De Sénèque à Luci­lius, pro­cu­ra­teur de Sicile” — texte paru dans son der­nier recueil Au voya­geur qui ne fait que pas­ser mais qui avait été publié une pre­mière fois, sous une forme sen­si­ble­ment dif­fé­rente, dans la revue Nou­velles Nou­velles en 1992. Ces lettres avaient été mises en voix il y a deux ans, lors du célèbre Fes­ti­val de la cor­res­pon­dance de Gri­gnan.
Mais ai-je vrai­ment assisté à une “lec­ture” ? Rien n’est moins sûr. D’abord parce qu’il y avait un décor — mini­mal certes, mais bien , et dont on devine la signi­fi­ca­tion sym­bo­lique : pour Sénèque une table avec un pichet d’eau, un gobe­let, un brûle-parfum en forme de chouette (l’oiseau de Junon), une chaise, au sol une cor­beille de fruits et des rou­leaux de papier ; pour Luci­lius un vase et un gobe­let, une caisse de bois cérusé qui lui ser­vait de siège. Ensuite les comé­diens jouaient : ils ne se bor­naient pas à demeu­rer assis, ani­mant le texte par leur seule voix ; ils mani­pu­laient des objets, Luci­lius se dépla­çait un peu, quit­tant son siège de quelques pas, se ras­seyant… Enfin, le texte même avait été adapté : pour peu que ma mémoire ne m’ait pas tra­hie — après tout je n’ai lu la nou­velle qu’une seule fois — il m’a bien sem­blé que cer­taines épi­graphes avaient été sup­pri­mées, que par­fois les conte­nus des mis­sives s’interpénétraient… Il y a donc eu un véri­table tra­vail de mise en scène et de recherche dra­ma­tique qui cepen­dant parais­sait n’avoir pas été poussé jusqu’à son terme — comme si le spec­tacle pei­nait à se conten­ter de l’étroitesse de la simple lec­ture sans pour autant oser prendre un véri­table essor scénique.

Cette sen­sa­tion qu’était repré­senté là un état hybride d’un pro­jet encore inabouti ne tenait pas à ce que cha­cun des comé­diens avait en main le cahier de feuillets conte­nant le texte comme pour n’importe quelle lec­ture. Ni aux rares butées qui venaient de-ci de-là embar­ras­ser la dic­tion de l’un ou de l’autre. Non… quelque chose de plus dif­fus était à son ori­gine. Peut-être l’impression vague que les ges­tuelles pres­crites à chaque épis­to­lier étaient hési­tantes, pas tou­jours pla­cées au bon moment. Par exemple Sénèque pre­nant la plume pour écrire… geste récur­rent, mais qui parais­sait mal assuré, posé “au petit bon­heur la chance” dans le dérou­le­ment du spec­tacle et non dicté par des direc­tives précises.

Si je tâche de creu­ser davan­tage ce que j’ai éprouvé pen­dant la repré­sen­ta­tion, j’ai eu le sen­ti­ment que la mise en scène — parce que c’est bien de cela dont il s’agit — ten­dait à éle­ver l’échange de lettres à une quasi conver­sa­tion, mon­trant ainsi la force des liens qui atta­chaient le dis­ciple à son maître — et réci­pro­que­ment. Par exemple en fai­sant dire de place en place cer­taines phrases à l’unisson par les deux comé­diens. Mais se sont sur­tout des hommes bien plus que des pen­seurs plon­gés dans leurs réflexions qui sont don­nés à écou­ter ; des hommes qui se sentent vaciller dans leur déter­mi­na­tion à être ver­tueux selon leurs prin­cipes et qui essaient de se confor­ter l’un l’autre dans leur direc­tion morale. C’est une dimen­sion pro­fon­dé­ment humaine qui éclôt sur scène, que le texte sous sa forme publiée tend à éteindre. 
À cet égard, la fin de la “lec­ture” est édi­fiante : au lieu de se taire après Chaque heure, pour le temps qu’il me reste à vivre, j’évoquerai ton sou­ve­nir. Il revien­dra dès que je le sou­hai­te­rai. Et, à ma suite, d’autres, et d’autres encore, de géné­ra­tion en géné­ra­tion, en appel­le­ront à ton exemple. Ainsi, Sénèque, mon père, mon ami, mon maître, tu connaî­tras l’éternité. - phrases solen­nelles qui concluent la nou­velle et figent une icône de la pen­sée occ­ci­den­tale plus qu’un être humain — Luci­lius prend la plume et écrit en la lisant tout haut une adresse pareille aux épi­graphes qu’il pla­çait en tête de ses mis­sives : c’est alors l’homme Sénèque, l’individu de chair adoré et révéré qui vibre dans ces der­niers mots… 
 
Il est peu pro­bable que cette cor­res­pon­dance de Sénèque à Luci­lius revienne à la case “lec­ture” — ce serait fort dom­mage car il y a de trop belles trou­vailles scé­niques, propres à engen­drer un spec­tacle dra­ma­tique à part entière et de grande qua­lité. Il s’en faut de si peu pour que soient défi­ni­ti­ve­ment effa­cées les der­nières rete­nues, les ultimes hésitations…

isa­belle roche

Au Voya­geur qui ne fait que pas­ser
d’après la cor­res­pon­dance de Sénèque à Luci­lius publiée dans le recueil épo­nyme paru chez Fayard

Mise en voix :
Émi­lie Absire
Avec :
Tho­mas Laroppe (Luci­lius) et Phi­lippe Mam­bon (Sénèque)
Durée du spec­tacle :
1 h

 

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