Marianne Alphant : Eros énergumène
La narratrice du dernier livre de Marianne Alphant est à la fois son sujet et son objet. Avec et grâce à elle, l’auteur, dans un subtil jeu de miroir, joue au chat et la souris. L’une et l’autre sont frivoles et sérieuses, allumées et lucides. Si bien que l’aventure de Ces choses-là, à mesure qu’elle évolue, change de conception. L’organique et le mental se dénudent à travers une exploration de ce qui est au départ est le plus léger du XVIIIème siècle : la grâce et le caprice, le libertinage, les fêtes galantes et le plaisir du corps. Sous cette vision aérienne du siècle où l’érotisme semble se déchaîner contre tous les vœux de chasteté, en surgit une autre. Car l’époque obéit à bien d’autres lois et motivations de l’espèce. Le siècle est donc tout autant trouble que tragique. Il y a Casanova mais aussi Robespierre, il y a les herbiers, les leçons de musique de Rousseau, les douces bacchanales de Fragonard mais tout autant la guillotine.
Entre Watteau, Crébillon, Sade, Mesmer, les parcs et les prisons, la narratrice se perd. Ou plutôt, en une stratégie habile, Marianne Alphant lui inocule le doute. Si bien que l’histoire du XVIIIème siècle sort des dichotomies à mesure que l’héroïne s’y perd. Primesautière, elle voit le monde par le petit bout de la lorgnette en son souci du détail. Néanmoins, elle n’a rien d’une perruche ou d’une ravissante idiote. Son aventure, quoique liée aux décors et aux apparences, permet de décaper le regard de toutes les illusions qui permirent aux hommes de valoriser chacun à leur manière (et pour divers types de plaisir ou d’ambition) leur destin.
A la myopie de l’héroïne se substitue en filigrane l’intelligence de l’auteur. Celle-ci est suffisamment rouée pour ne pas changer la nature de son personnage et le déroulement de ses errances. Néanmoins, à travers l’évocation de la littérature, des arts, de la politique et de la société, Marianne Alphant produit par le romanesque une œuvre salubrement « réactionnaire ». Elle réagit en effet implicitement aux images collées sur ce siècle sans succomber aveuglément aux fragrances de ses charmes où à ses horreurs tragiques. Ces choses-là devient un exercice intellectuel. Le caprice a sa place. Le néo-marivaudage y déplace l’activité mentale vers le sexe. L’inverse est vrai aussi. Il montre comment dans l’humide et le désirable s’introduit parfois une froideur calculatrice.
Dans le souci du détail et la qualité d’écriture de son auteur, le livre — au-delà des pompes et des pompons, de la porcelaine immaculée comme du sang — pénètre le feuilleté aussi capiteux que cruel du Siècle des Lumières (noires). Marianne Alphant n’y confond donc pas la parole et la salive. Loin de toute assurance dogmatique, elle fait remonter bien des secrets qui ne sont pas seulement d’alcôve ou de pouvoir. Dans une telle traversée, le politique rattrape l’érotique. Le second est l’expression de la révolte, le premier — même s’il cassa le sceptre du roi et l’esprit de sainte mère l’église — n’est pas exempt de complicités répugnantes. Après quelques années d’errance, les grands bourgeois ont compris que vider les choses de leur sens valait mieux que d’en imposer le respect par la force.
Dès lors l’héroïne de Marianne Alphant n’est pas plus une oie blanche que les autres. Mais elle est sans doute moins habile que ses amants d’un jour. Ils ont compris que plus « ces choses là » sont vides plus elles sont vendables. L’auteur par delà ses propres goûts, a trouvé dans « son » XVIIIème un écho coruscant au nôtre. Les deux se présentent comme des siècles fort libres. Il n’empêche que la liberté n’est pas aussi évidente qu’on le laisse croire. Certes, dès lors qu’on brandit l’interdit, il reste semble-t-il le libertinage. Mais l’auteur rappelle qu’en lui Eros n’est pas le Dieu qu’on croit. Il demeure nonobstant ici, dans ses fragrances et ses circonvolutions, le dieu de la fiction.
jean-paul gavard-perret
Marianne Alphant, Ces choses-là, P.O.L Editions, Paris, 2013, 304 p. — 17,00 €.