Tout dans une vie balance entre désarroi et liberté pour peu que l’on ne s’absente pas de cet envers et de cet endroit qui structurent la présence. Elle est régie ici par les mots chuchotés et échappés de ce que l’inconscient veut bien laisser filtrer. De tels mots, Claudine Bohi en retire les fausses notes et les bulles d’air qui, lorsqu’elles ne sont pas les bonnes, flottent sans faire respirer. L’auteure (voir Ce qui vient profus) élimine les trop-pleins du pathos, le totalitarisme de l’affirmation péremptoire.
Et pour une raison nécessaire et suffisante : il faut que « le mot coïncide avec la chose, que rien n’échappe » car « nous préparons notre propre assassinat ». Ce qui n’est pas le moindre des choses. La langue jaillit en conséquence à la manière de celles et ceux qui la tordent soit du côté du très peu (Beckett) soit du côté de l’engloutissement verbal (Novarina). C’est pourquoi, chez Claudine Bohi, la poésie rencontre le jaillissement obscur d’un symbolique qui la rend possible. Comme chez Clarice Lispector, ce qui devient profus en avançant est ensuite retravaillé afin que le souffle de vie devienne la réponse à nos questions.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Le goût du café. Le désir de relire les rêves de la nuit que j’ai notés dans mon cahier. Le sentiment indestructible qu’il y a une énigme à résoudre. Un mystère à approcher, une peur à vaincre. Toujours.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Ils sont intacts. Je cherche chaque jour à les mettre au monde.
À quoi avez-vous renoncé ?
À tout comprendre.
D’où venez-vous ?
Je cherche encore à le savoir. Quand on résout les énigmes, le mystère commence… Une fois tous les déterminismes examinés (croit-on), l’insondable demeure.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
La douleur. L’émerveillement. Ensemble.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Ouvrir un nouveau livre en espérant une révélation.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains ?
Ce qui les distingue de moi : une indépassable subjectivité que les mots ont à charge de dire et de faire sentir. C’est justement pour ça que je les lis.
Comment définiriez-vous votre approche de la poésie ?
C’est s’arranger avec cette “sorcellerie évocatoire” comme disait Baudelaire pour mettre au monde ‚avec des mots, une subjectivité, celle du poète, qui par la même occasion donne au lecteur la sienne propre. Trouver à dire comment dans le plus particulier se donne le plus universel. En somme, faire EPROUVER à quel point chacun parle dans des mots qui, pour appartenir à la même langue, ont pourtant une coloration particulière, fondamentale, et que c’est notre grande richesse, parce que ça laisse le monde indéfiniment ouvert… (Si je dis le mot table, qui verra la même, alors, si je dis le mot amour, vous voyez l’immensité qui se déploie…)
Nous sommes plus grands que nous. Un poème réussit nous le fait sentir. Quand Guillevic écrit, parlant de l’amour : “C’est partout/le centre/et j’y suis”, tout le monde comprend mais chacun le fait dans son expérience bien particulière! Nous sommes dans l’immensité.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
La neige.
Et votre première lecture ?
Impossible de répondre à cette question. Je me souviens pêle-mêle de LA REINE DES NEIGES (Andersen), de poèmes de Hugo, de fables de La Fontaine…ce qu’on me lisait dans ma petite enfance. Puis ensuite quand j’ai su lire seule, j’ai dévoré la bibliothèque verte, la bibliothèque rose, la collection Rouge et or. Beaucoup. Ensuite j’ai eu accès à toute la bibliothèque parentale, j’ai acheté tous les livres de poche que je voulais. Par exemple j’ai lu LA NAUSEE de J. –P Sartre à 12 ans, ça m’a profondément déprimée J’ai passé tout mon temps à lire… Je continue.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Bach, Chopin, Mozart, Satie… Mais aussi des chanteurs. Cela change tout le temps… Ravel en ce moment. Mais dans la musique quelque chose m’est interdit. Je ne sais pas vraiment quoi, je sais pourquoi.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Quand un livre me plait, je le lis plusieurs fois. En ce moment, je relis “Le moi et la chair” du philosophe Jacob Rogozinski et en poésie, Nicole Brossard, que j’aime beaucoup : “L’ardeur”. Cela change tout le temps. Je relis beaucoup.
Quel film vous fait pleurer ?
Il y a peu de temps MILLION DOLLARS BABY.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Quelqu’un que je cherche toujours à mettre au monde.
À qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
À mon père.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Venise. Amsterdam.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Aujourd’hui Racine, Serge Pey, Adélaïde Bon. Cela change tous les jours.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Une valise pleine de rêves.
Que défendez-vous ?
La recherche du sens, au-delà des significations provisoires.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Il me semble que c’est très juste. Chacun vient dans sa propre subjectivité, dans son désir propre, sa fantasmatique particulière. Mais chacun cherche à l’ouvrir vers autre chose, un espace tiers, où cette subjectivité se dissoudrait justement. “Il n’y a pas de rapport sexuel” certes, mais il y a une relation qui, parfois, permet l’ouverture vers cet espace dont parlent aussi les mystiques ou les créateurs. Le numineux dit-on parfois.
Ainsi, chacun demande à l’autre ce qu’il ne peut ni donner ni recevoir, mais ce qui est perdu par là même est justement ce qui s’offre, en se retournant dans ce que Rilke appelle l’ouvert et qui nous fait échapper au temps. Alors nous devenons plus grands que nous. Peut-être que l’amour c’est quelque chose comme ça.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
Il me semble que c’est une manière de montrer à quel point ce qui compte, pour lui, c’est d’entrer dans une relation, c’est de dire oui à l’intérêt qu’on lui porte, ”s’entendre” quelle que soit la question. Finalement, c’est dire oui à la parole.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Pourquoi répondez vous à ces questions?
Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 15 novembre 2018.