Clarice Lispector : chair, voyance et manteau de vision
Antoinette Fouque, créatrice des Editions des Femmes, avait reconnu d’emblée l’importance de Clarice Lispector. Elle a édité la presque totalité de ses œuvres en France. Ses éditions et leurs héritières ont la bonne idée non seulement de rééditer trois des œuvres majeures de la Brésilienne mais d’en offrir de nouvelles traductions.
Celle qui publia contes, nouvelles, fictions, chroniques, dès 23 ans, prouve qu’elle possède un langage unique qui ne cesse d’explorer la vie et la mort, les mots et leur silence. Dans Près de cœur sauvage et Agua Viva de l’air passe et Clarice Lispector donne un portait en creux de qui elle fut : passionnée, illuminée, résistante face aux mensonges et faux-semblants d’une mère — sorcière à sa manière — et d’un monde qui, dans sa réalité comme en sa littérature, ignore le corps profond des femmes. L’auteure, pour le dire, n’abstrait rien dans son écriture sensuelle et intelligente.
Mais de ces trois livres, il faut retenir avant tout Un Souffle de vie (pulsations). Cette œuvre posthume, testamentaire devient le commentaire (et bien plus ) de l’œuvre en son entier. Sans que l’auteure en ait conscience, la mort qui l’appelle crée un souffle particulier là où Clarice Lispector non seulement se dédouble à travers ce miroir mais passe dedans.
L’écrivaine met en branle la part obscure du monde, celle qu’on ne maîtrise pas. Il en va d’une quête qui ne se résigne jamais. D’où la dérive, la marge et ce qui ne peut se résoudre. Surgissent les instants arrachés au gouffre du temps. Soudain, le corps du monde parle dans un scandale littéraire. L’ivresse est provoquée par le pullulement des ombres de la créatrice et de leurs contours.
Presque fantômes, entre pressentiment et mystère, ils font de Clarice Lispector un sujet dépouillé. Elle peut alors affirmer “Je ne trouve d’intérêt à écrire que lorsque je suis surpris par ce que j’écris. Je me passe de la réalité parce que je peux tout avoir par la grâce de la pensée”. Pour autant, l’essence du corps n’est pas oblitérée et il arrive qu’elle “morde” tout autant la réalité. Pour en arriver là, la créatrice a connu les émotions les plus rares au moment de la chute. Souvent elle nous place sur un pont au-dessus du vide sidéral et primitif aussi.
D’où l’errance d’une écriture qui doit retenir le flot des images retorses ou sombrer avec elles en se laissant aller. À travers ces traversées du désir, chaque œuvre creuse l’invisible jusqu’à l’avalanche. Existent des éboulements intimes en une succession de spasmes — de cris paradoxaux car aux limites de la perception. C’est par là que ça passe : il y a la brûlure de chaque œuvre. On en cherche le centre mais on ne trouve pas.
Il s’agit de désirer penser, de penser comme désirer. L’écriture devient l’interstice par où tout passe et rien ne passe, c’est la pensée à partir de ce rien qui est tout.
jean-paul gavard-perret
Clarice Lispector,
- Un Souffle de vie (traduit par Jacques et Teresa Thiérot), 209 p. - 12,25 €,
– Agua Viva (traduit par Claudia Poncioni et Didier Lamaison), 200 p. - 18,00 €,
– Près de cœur sauvage (Idem), 252 p. - 17,00 €,
Editions Des Femmes — Antoinette Fouque, 2018.