José Carlos Llop, Le rapport Stein

Voici un très beau roman ini­tia­tique enra­ciné dans l’Espagne fran­quiste dont le nar­ra­teur est un jeune gar­çon rompu au secret

L’Espagne sous le règne du “géné­ra­lis­sime”. Un lieu clos (un col­lège jésuite), le régime poli­tique s’y incar­nant jusque dans son règle­ment inté­rieur et ses rites immuables (silence et obéis­sance subis par les élèves, arbi­traire et per­sé­cu­tions morales pra­ti­qués à l’envi par les prêtres ins­truc­teurs). Voilà le lec­teur trans­porté dans une classe de jeunes ado­les­cents parmi les­quels Pablo Ridorsa, le narrateur.

Quel évé­ne­ment extra­or­di­naire pourrait-il sur­ve­nir là où il n’est rien, pré­ci­sé­ment, qui ne vous pré­serve de l’imprévu ? La réponse semble déjà ins­crite, comme le reste, dans l’épaisseur d’un silence una­nime. Pour­tant, cet évé­ne­ment auquel per­sonne n’osait croire sur­vient : un nou­veau arrive au milieu de l’année sco­laire. Ce n’est pas l’apparition de Guillermo Stein qui est, en soi, extra­or­di­naire. Plu­tôt ce qu’il amène avec lui. Maints détails inha­bi­tuels excitent la curio­sité (tels ses vête­ments qui ne res­semblent en rien à ceux des autres élèves, et la plaque de sa bicy­clette, à côté du cata­dioptre du garde-boue arrière, une plaque ovale avec deux lettres noires sur fond blanc — C.D. — et un bla­son avec une devise en latin, des licornes et des fleurs de lis.). Rien autant que la sin­gu­la­rité ne bou­le­verse les esprits dans un monde régi par l’uniformité.

Qui est Stein ? D’où sort-il ? s’interroge celui qui ordonne qu’un rap­port com­plet soit éta­bli sur son compte et sur sa famille. Diverses rumeurs plus ou moins sul­fu­reuses cir­culent en effet autour de son nom dont la syl­labe claque aussi dure­ment qu’un coup de fouet.

De l’Espagne de Franco, rien n’est dit évi­dem­ment de façon expli­cite : nom­mer, ce serait prendre parti. Or cela exige un appren­tis­sage que le nar­ra­teur n’a jamais suivi, et pour cause. Il n’empêche, c’est aussi de cette Espagne-là qu’il s’agit dans la confes­sion brève (cent pages) que Pablo livre au lec­teur : une Espagne grise mal­gré ses pim­pantes cou­leurs s’y des­sine peu à peu comme à son insu, en fili­grane des faits dont il rend compte et de ses inter­ro­ga­tions, ordon­na­trice des aven­tures indi­vi­duelles, qu’il s’agisse de la sienne ou de celle de Stein. Une menace dif­fuse, enfin, pesant comme son ombre por­tée sur les êtres et sur les choses, et pour­voyeuse d’un corol­laire inévi­table : le soup­çon. Un soup­çon par­tout pré­sent, frap­pant jusqu’à la réa­lité elle-même, du coup per­çue comme un rêve, un cau­che­mar incon­so­lable (la mys­té­rieuse dis­pa­ri­tion des parents de Pablo, à la suite de Dieu sait quelles repré­sailles, en four­nit une ter­rible illus­tra­tion ; l’enfant ne rece­vra d’eux que les cartes pos­tales qu’ils lui envoient du bout du monde — et qui, ras­sem­blées à mesure telles les pièces d’un puzzle, fini­ront par recom­po­ser à ses yeux leurs visages, comme si l’imagination pou­vait suf­fire à son désir, en même temps qu’elles seront les seuls com­pas à sa dis­po­si­tion pour l’aider à appri­voi­ser la car­to­gra­phie d’un périple qui semble voué à ne jamais prendre fin).

Ce témoi­gnage est d’autant plus poi­gnant que la plume qui écrit est celle d’un jeune ado­les­cent rompu au secret, d’un demi-orphelin aban­donné sans remède à ses tour­ments et à ses ques­tion­ne­ments récur­rents. Ainsi, quand Stein serait à même de lever le voile sur ses secrets, consen­tir peut-être à l’amitié à laquelle Pablo aspire, sera-t-il déjà trop tard. Le des­tin, pour l’un comme pour l’autre, aura déjà publié son décret. Définitif.

Demeu­rera cette poi­gnée de sou­ve­nirs incom­plets. Un amer constat avant même que Pablo n’accède à cet âge qu’on dit adulte : 
C’est peut-être ça, la vie, s’interroge-t-il, ne rien savoir de per­sonne : ne rien savoir de per­sonne, pas même de soi-même, et vivre comme si on savait. 
Comme si les dés étaient pipés dès le départ, que la vie ne dût être et res­ter qu’une par­ti­tion inache­vée. Il est vrai que lorsqu’il tire ce constat, Pablo, qui pour­tant a grandi depuis la pre­mière appa­ri­tion de Guillermo, ignore encore ce que l’avenir lui réserve. De cet ave­nir, il ne s’ouvrira d’ailleurs qu’à la toute fin, et tout en se gar­dant de s’y attar­der plus que le temps de ras­su­rer le lec­teur qui aurait pu le croire aussi désarmé qu’au début ; pour cela, un para­graphe suf­fira. Il le fera à demi-mot, en somme, sans trans­gres­ser les règles que lui ensei­gnaient ses maîtres de jadis. Sauf que désor­mais il parle d’amour, et c’est une heu­reuse pro­messe qui clôt cet admi­rable roman de formation.

d. henique

   
 

José Car­los Llop, Le rap­port Stein (tra­duit par Edmond Raillard), édi­tions Jac­que­line Cham­bon, jan­vier 2008, 98 p. — 13,80 €.

 
     
 

Leave a Comment

Filed under Non classé, Romans

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>