Voici un très beau roman initiatique enraciné dans l’Espagne franquiste dont le narrateur est un jeune garçon rompu au secret
L’Espagne sous le règne du “généralissime”. Un lieu clos (un collège jésuite), le régime politique s’y incarnant jusque dans son règlement intérieur et ses rites immuables (silence et obéissance subis par les élèves, arbitraire et persécutions morales pratiqués à l’envi par les prêtres instructeurs). Voilà le lecteur transporté dans une classe de jeunes adolescents parmi lesquels Pablo Ridorsa, le narrateur.
Quel événement extraordinaire pourrait-il survenir là où il n’est rien, précisément, qui ne vous préserve de l’imprévu ? La réponse semble déjà inscrite, comme le reste, dans l’épaisseur d’un silence unanime. Pourtant, cet événement auquel personne n’osait croire survient : un nouveau arrive au milieu de l’année scolaire. Ce n’est pas l’apparition de Guillermo Stein qui est, en soi, extraordinaire. Plutôt ce qu’il amène avec lui. Maints détails inhabituels excitent la curiosité (tels ses vêtements qui ne ressemblent en rien à ceux des autres élèves, et la plaque de sa bicyclette, à côté du catadioptre du garde-boue arrière, une plaque ovale avec deux lettres noires sur fond blanc — C.D. — et un blason avec une devise en latin, des licornes et des fleurs de lis.). Rien autant que la singularité ne bouleverse les esprits dans un monde régi par l’uniformité.
Qui est Stein ? D’où sort-il ? s’interroge celui qui ordonne qu’un rapport complet soit établi sur son compte et sur sa famille. Diverses rumeurs plus ou moins sulfureuses circulent en effet autour de son nom dont la syllabe claque aussi durement qu’un coup de fouet.
De l’Espagne de Franco, rien n’est dit évidemment de façon explicite : nommer, ce serait prendre parti. Or cela exige un apprentissage que le narrateur n’a jamais suivi, et pour cause. Il n’empêche, c’est aussi de cette Espagne-là qu’il s’agit dans la confession brève (cent pages) que Pablo livre au lecteur : une Espagne grise malgré ses pimpantes couleurs s’y dessine peu à peu comme à son insu, en filigrane des faits dont il rend compte et de ses interrogations, ordonnatrice des aventures individuelles, qu’il s’agisse de la sienne ou de celle de Stein. Une menace diffuse, enfin, pesant comme son ombre portée sur les êtres et sur les choses, et pourvoyeuse d’un corollaire inévitable : le soupçon. Un soupçon partout présent, frappant jusqu’à la réalité elle-même, du coup perçue comme un rêve, un cauchemar inconsolable (la mystérieuse disparition des parents de Pablo, à la suite de Dieu sait quelles représailles, en fournit une terrible illustration ; l’enfant ne recevra d’eux que les cartes postales qu’ils lui envoient du bout du monde — et qui, rassemblées à mesure telles les pièces d’un puzzle, finiront par recomposer à ses yeux leurs visages, comme si l’imagination pouvait suffire à son désir, en même temps qu’elles seront les seuls compas à sa disposition pour l’aider à apprivoiser la cartographie d’un périple qui semble voué à ne jamais prendre fin).
Ce témoignage est d’autant plus poignant que la plume qui écrit est celle d’un jeune adolescent rompu au secret, d’un demi-orphelin abandonné sans remède à ses tourments et à ses questionnements récurrents. Ainsi, quand Stein serait à même de lever le voile sur ses secrets, consentir peut-être à l’amitié à laquelle Pablo aspire, sera-t-il déjà trop tard. Le destin, pour l’un comme pour l’autre, aura déjà publié son décret. Définitif.
Demeurera cette poignée de souvenirs incomplets. Un amer constat avant même que Pablo n’accède à cet âge qu’on dit adulte :
C’est peut-être ça, la vie, s’interroge-t-il, ne rien savoir de personne : ne rien savoir de personne, pas même de soi-même, et vivre comme si on savait.
Comme si les dés étaient pipés dès le départ, que la vie ne dût être et rester qu’une partition inachevée. Il est vrai que lorsqu’il tire ce constat, Pablo, qui pourtant a grandi depuis la première apparition de Guillermo, ignore encore ce que l’avenir lui réserve. De cet avenir, il ne s’ouvrira d’ailleurs qu’à la toute fin, et tout en se gardant de s’y attarder plus que le temps de rassurer le lecteur qui aurait pu le croire aussi désarmé qu’au début ; pour cela, un paragraphe suffira. Il le fera à demi-mot, en somme, sans transgresser les règles que lui enseignaient ses maîtres de jadis. Sauf que désormais il parle d’amour, et c’est une heureuse promesse qui clôt cet admirable roman de formation.
d. henique
José Carlos Llop, Le rapport Stein (traduit par Edmond Raillard), éditions Jacqueline Chambon, janvier 2008, 98 p. — 13,80 €. |
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