Paul Morand, Romans

Paul Morand fut à la fois piaf, merle moqueur et grand oiseau migrateur…

Voici quelques semaines, Didier Hénique nous écri­vait pour nous pro­po­ser un article concer­nant un livre à paraître bien­tôt. Un texte de belle allure où se devi­nait, sous la claire sim­pli­cité des phrases, ce je-ne-sais-quoi qui dis­tingue tou­jours les plumes émé­rites des toutes-venantes. Ce que nous nous empres­sâmes de répondre à notre cor­res­pon­dant, en lui pré­ci­sant néan­moins que nous ne pouu­rions pas publier son article avant la paru­tion du livre en librai­rie, confor­mé­ment à la ligne de conduite que nous avons adop­tée en accord avec les édi­teurs. Mais comme nous trou­vions dom­mage d’attendre encore plu­sieurs semaines avant d’honorer nos pages de sa signa­ture, nous lui avons demandé s’il pou­vait nous envoyer un autre texte, concer­nant cette fois un livre déjà paru. Nous lui deman­dâmes éga­le­ment de se pré­sen­ter. Didier Hénique se défi­nit ainsi :
Roman­cier (Les peines éter­nelles, Gal­li­mard) et nou­vel­liste (Que font les emmu­rés ?, NRF). Actuel­le­ment “pres­ta­taire de ser­vice” pour le compte d’un groupe d’édition.
Ainsi donc, le je-ne-sais-quoi avait une expli­ca­tion des plus ration­nelles… et des plus logiques. Accom­pa­gnant cette carte de visite, nous reçûmes une chro­nique savou­reuse écrite lors de la publi­ca­tion des Romans de Paul Morand dans la Biblio­thèque de la Pléiade — chro­nique annon­cée en ces termes :
Beau­coup d’autres choses auraient sans doute été à écrire sur cet écri­vain, en par­ti­cu­lier ces liai­sons dan­ge­reuses pen­dant la der­nière guerre… Mais enfin, il ne fut pas Drieu, ni Bra­sillach. Ni même Jou­han­deau, mal­gré l’antisémitisme que pour ma part j’attribuerai davan­tage à son épouse, qui fut sou­vent son mau­vais génie. Les his­to­riens ont traité de cet aspect avec plus ou moins de sérieux. Il y aurait trop à dire.
J’ai choisi de faire l’impasse, esti­mant qu’il était peut-être temps de revi­si­ter l’oeuvre.
Pour cela, j’ai essayé de tra­cer le che­min. De don­ner un aperçu d’ensemble.
Sui­vons donc Didier Hénique sur les traces de Paul Morand — en atten­dant son “entrée offi­cielle” dans notre rédac­tion, à l’occasion de la pro­chaine ren­trée lit­té­raire…
La Rédac­tion

De temps en temps, il sur­vient un nou­vel écri­vain ori­gi­nal (appelons-le si vous le vou­lez, Jean Girau­doux ou Paul Morand, puisqu’on rap­proche tou­jours, je ne sais pour­quoi, Morand de Girau­doux, comme dans la mer­veilleuse Nuit à Châ­teau­roux, Natoire de Fal­co­net, et sans qu’ils aient aucune res­sem­blance). Ce nou­vel écri­vain est géné­ra­le­ment assez fati­gant à lire et dif­fi­cile à com­prendre parce qu’il unit les choses par des rap­ports nou­veaux. 
Ainsi Mar­cel Proust, par une mémo­rable pré­face, accueillit-il le jeune auteur de Tendres stocks. Il l’y com­pa­rait au Mino­taure de la légende. Est-ce à dire, pour autant, que Morand avait le corps d’un homme et la tête d’un taureau ?

Il est vrai, Proust savait bien de quoi il par­lait : il s’en explique lon­gue­ment dans son texte, une nou­velle (et magni­fique, faut-il le dire ?) leçon de style dans laquelle, s’il ne ménage pas les som­mi­tés de l’époque, il tresse par contre à son héros des lau­riers bien enviables en l’affiliant, après Bau­de­laire, à un maître tout aussi res­pec­table, Sten­dhal. Bel hom­mage : son­gez que le petit monstre n’était encore que consul, avant de bri­guer le lustre des ambas­sades - et ce serait pour bien­tôt. Mais nulle iro­nie, natu­rel­le­ment, ou en tout cas guère plus qu’il ne faut quand on s’adresse à un élève, fût-il son pré­féré ou jus­te­ment parce qu’il est son préféré.

Après tout, il ne s’agissait de rien autre qu’applaudir à la nou­veauté d’une voix. Et quelle voix, hein ! Des reproches, certes, il y en a, et l’auteur d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs s’en explique, mais, reconnaissons-le, sans trop y exer­cer sa dent (il pré­fère en réser­ver la pointe à Sainte-Beuve voire à Taine, Ana­tole France, pour ne citer qu’eux) : Il (Morand) a quel­que­fois des images autres que des images inévi­tables. Or, tous les à peu près d’images ne comptent pas. L’eau (dans des condi­tions variables) bout à 100 degrés. A 98, 99, le phé­no­mène ne se pro­duit pas. Alors mieux vaut pas d’images. Reste ce qui n’est pas images, l’éclat du regard vif, à peine moqueur, pour rendre le sillage net d’une lumière pas­sante, une femme, par exemple, ou l’effleurement fur­tif d’une émo­tion, par­fois d’un sen­ti­ment quand on ne peut faire moins. Tou­jours le grand style, pur XVIIIe : on se sou­vien­dra quel­que­fois de Vivant-Denon ou d’un Cré­billon sans sou­pirs. Mieux, peut-être : de Buf­fon, pour ce qui est de la par­faite adé­qua­tion de la forme au pro­pos. Le souffle retenu d’un cou­reur de cent mètres. On com­prend l’admiration de Proust. Même Sol­lers pré­tend en être resté baba, ce qu’il serait plus facile de com­prendre. Dom­mage que l’école, elle, n’ait pas encore suivi : il y aurait cepen­dant là pour elle d’excellentes alter­na­tives à la dic­tée de Mérimée.

Pour ce qui est de la dif­fi­culté à le com­prendre, n’en croyez rien, ou plu­tôt enten­dez ceci : il faut sou­vent à l’esprit que le temps ait tra­vaillé à sa place pour qu’il consente à s’acclimater enfin à ce qu’il ne connais­sait pas. Il en va en lit­té­ra­ture comme en pein­ture, ou en musique. Les exemples ne manquent pas : Renoir, Bee­tho­ven, Wagner…

Cela dit, on se demande ce que Paul Morand vint à pen­ser du témoi­gnage de son men­tor. Pro­bable qu’il ait eu cet œil tant soit peu nar­quois qu’il arbo­rait lorsqu’il vous écou­tait — ou fei­gnait de vous écou­ter. De fait, c’était sa manière à lui de paraître pré­sent, une sorte de pose de gar­çon bien élevé. Placé dans le même cas, on ima­gine que Radi­guet, lui, eût vissé son monocle pour vous démon­trer en quoi les poètes ont tou­jours rai­son. Mais n’est-ce pas ce que Proust disait, d’ailleurs ? Qui déte­nait la clé des laby­rinthes les moins fré­quen­tés ? Je posai un jour la ques­tion à Lacre­telle, à qui j’étais venu dire mon admi­ra­tion pour Sil­ber­mann. Après que je lui eus reposé ma ques­tion, parce qu’il était sourd, ou peu s’en fal­lait, il me répon­dit de sa voix haut per­chée : “Mais Proust, mon petit ! Proust !” Comme ça. Sans hési­ta­tion. Et, pour le coup, ce matin-là, il me parla de Proust qu’il avait connu et aimé, tout en siro­tant son infusion.

Bref, tout cela est char­mant voire amu­sant. Et plus encore quand on sait que Morand se com­pa­rait davan­tage à un oiseau qu’au reje­ton expia­toire de Pasi­phaé. Il avait rai­son, ma foi, de son propre point de vue : de l’oiseau, bien peu avaient autant que lui la légè­reté, pos­sé­daient comme lui le comp­teur de vitesse, sans par­ler de l’altitude, au propre et au figuré ; et cet oiseau-là ‑ peut-être piaf ou merle moqueur ‑ devien­drait plus tard maître à son tour pour de char­mants jeunes gens qu’une presse aujourd’hui dis­pa­rue ras­sem­ble­rait har­di­ment sous l’appellation, un rien tapa­geuse, de “hus­sards”, due ini­tia­le­ment à Willy de Spens (puis reprise par Ber­nard Frank dans une de ses chro­niques aux Temps modernes, pour dési­gner Nimier et sa bande).

C’est qu’il était d’un siècle qui com­men­çait et c’était celui des machines volantes. Il n’en négli­ge­rait aucune. Son œuvre en aurait l’élan et même la pal­pi­ta­tion, sinon la ful­gu­rance. Tout compte fait, ni piaf ni merle moqueur, plu­tôt grand oiseau, de la famille des migra­teurs. À moins qu’il ne les fût tous à la fois, ce qui eût bien été de lui, afin de mieux trom­per l’espace, ou encore le temps ; parce qu’il en jouait, du temps, en vrai magi­cien qu’il était aussi. Il cou­rut Venise, mais éga­le­ment New York. C’est clair : il était partout.

Lisez Tendres stocks, pour reve­nir à ce pre­mier pas : un por­trait en trip­tyque. Trois femmes ainsi pré­sen­tées par Gal­li­mard, son édi­teur : Cla­risse, pou­pée per­cée à jour d’un mot brusque ou par une image inat­ten­due. Del­phine, douce et instable créa­ture, entre débauche et mys­ti­cisme. Aurore, “belle comme la femme d’un autre”.

Un pre­mier pas que sui­vraient bien d’autres. Sur d’autres che­mins : non seule­ment des nou­velles ou des récits brefs (Ouvert la nuit, Fermé la nuit, La folle amou­reuse, Fin de siècle), mais des romans (France-la-Doulce, Mon­to­ciel, Tais-toi), ses points de vue cri­tiques ras­sem­blés dans Mont­plai­sir en lit­té­ra­ture, ses bio­gra­phies (dont Fou­quet ou le soleil offus­qué).

Cela fait une œuvre. Et que l’ensemble soit désor­mais dis­po­nible dans la Biblio­thèque de la Pléiade, voilà un plai­sir que nous aurions tort de bou­der, ne serait-ce qu’à la faveur d’un orage que la cha­leur de cette année nous fait espé­rer proche.

didier henique

   
 

Paul Morand, Romans, Gal­li­mard “Biblio­thèque de la Pléiade”, mai 2005, 1593 p. — 62,50 €.

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