Le corps de la poétesse — comme le nôtre — se doit à ses ombres « belles, tragiques, démesurées » comme celles de deux femmes en noir croisées dans une rue. Parfois, ces ombres sont masculines, ce sont des îles d’elle par lesquelles le « vous » devient « tu », et le « tu » un « je ». Dans ces divers jeux et rencontres, la vie remue. En ces ensembles du point du jour à la nuit, le « je » d’Anne Malaprade s’écrit pour se dépeupler. Il parle tous ses corps et ceux qui les frôlent d’une manière ou d’une autre. Et rares sont les œuvres délivrées des verrous des brumes de l’idéalité. La poétesse plonge dans le trou sans fond de l’être, coulisse dans la viscosité du mental pour vidanger le Castrol de l’âme. Le corps tombe autant vers le haut que vers le bas. Il retourne, par la bande et au besoin, à la nuit sexuelle, pour retourner le natal et l’enfance.
Parlant son corps, Anna Malaprade n’a rien d’un « ghostwriter » : elle ne remue pas d’abracadabrantesques cendres en crachins italiques. En un frôlement d’imprévisibles élytres et avec obstination d’insecte, le corps remonte en geyser jusqu’au besoin à atteindre, au psychique purin mais jamais en excès.
Aux hémorragies de mots, elle préfère une écriture de prière (d’où le titre) sans pour autant sanctifier le corps. Il est à sa place, dans le monde, dans les jeux complexes du désir : « à moi ment je » écrit l’auteure au moment où son corps file ou s’enfile devenant autant « il » qu’ « elle ».
Demeurent ses trous, ses dépôts. Ils prouvent que tout être vit en divorcé de la transparence. Entre ange et bête ne reste qu’à hurler après l’âme comme l’ânier à sa monture. L’ego n’est plus l’angle aigu du réel. La poétesse le perce jusqu’au ventre et renonce à le chamarrer d’ibidem, de post-scriptum, de repentirs d’à-peine et surtout d’addenda.
Tout est dans le corpus. Il ne s’agit pas de s’en excentrer et qu’importe si la circonférence est vérolée.
jean-paul gavard-perret
Anne Malaprade, Notre corps qui êtes en mots, Editions Isabelle Sauvage, collection « présent (im)parfait », 2016, 104 p.