« Donner corps ou se donner un corps / c’est finalement ouvrir l’accès à l’identité du jeu » écrit Laurent Guénat. Partant de cette évidence — oubliée si souvent — et l’auteur rappelant en outre que « le corps est si seul / le seul est si corps » -, la poésie et l’art deviennent des forces brutes qui permettent de parler et de montrer « juste » plutôt que de vaticiner et spéculer sur l’esprit puisque seul le « corps est céleste ».
L’auteur et éditeur en appelle parfois à Phèdre pour appuyer sa thèse. Ses soupirs restent le son fondamental de l’être. Contrairement à ce que pensait Bachelard,” la maison de l’être” n’est plus l’imaginaire. Cela n’enlève rien à cette fonction capitale du corps. Celui-ci demeure avant tout paquet d’os, de chair, de nerfs, de protéines et d’eau et quelques autres babioles. La matière invente le geste de toute vie. Et l’auteur redevient artiste pour l’illustrer dans un tête-à-tête entre image et poésie. Il nous sort de la docte ignorance du cœur en plaçant l’exsitence dans sa mécanique pour faire des mortels des vivants.
De Laurent Guénat, «Le corps, une nourriture qui tient au ventre », –36 Edition, Les Bayards (Suisse), 2015.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
L’avidité que nourrit la pensée d’un nouveau jour à vivre. J’aime les couleurs et les senteurs de l’aube.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Tués dans l’œuf.
A quoi avez-vous renoncé ?
Au monde de l’industrie, de l’argent, de la technique, du commerce. Mais est-ce bien un renoncement ?
D’où venez-vous ?
Je prendrais bien un billet aller-retour en seconde classe.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
L’énergie, un rythme endiablé, frénétique, impulsif nourrissant curiosité et enthousiasme. J’ai mis des années par contre – et je suis encore en travail – pour trouver un frein à mon impatience. C’est un labeur de chaque jour où il faut s’escalader, se désescalader, s’explorer en profondeur.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Voir émerger des images inconnues, puis comprendre qu’il s’agit de strates récemment mises au jour, sédiments masqués, soigneusement camouflés dans les circonvolutions de la chair et du temps. Boire un café serré dans le même instant est divin.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes et écrivains (et éditeurs) ?
Mes désirs et la perception du monde qui en découle.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Celle que je me suis faite à la lecture du livre de Norbert Casteret, Dix ans sous terre, que j’avais reçu pour mon anniversaire. L’auteur y décrivait sa découverte de la grotte de Montespan et des gravures rupestres qu’elle contenait. Sa description de la gravure d’un ours acéphale m’avait ému et laissé une impression durable.
Et votre première lecture ?
Le choc de « Justine ou les malheurs de la vertu ». Découvrir qu’on pouvait écrire de cette manière-là, ces choses-là, à cette époque-là. J’étais bien trop jeune, alors, pour y comprendre quelque chose.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Presque toutes sauf les binaires, avec une préférence pour les voix et le piano.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Celui sur lequel, par instinct, je mets la main dans ma bibliothèque.
Quel film vous fait pleurer ?
Celui de la vie parfois.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Deux yeux qui s’interrogent.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A treize ans, j’avais écrit à Werner von Braun, à la NASA, pour savoir comment devenir cosmonaute. Plus tard, j’avais perdu cette assurance et cette audace. Aussi ai-je raté d’innombrables rencontres épistolaires.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Les glaciers
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Pierre Guyotat pour son audace et sa force intérieure, Anselm Kiefer pour sa puissance et sa poésie, Marguerite Duras pour sa hardiesse, Alberto Giacometti pour son obstination, Robert Walser pour son humilité. Ce sont les cinq premiers qui me viennent en tête. J’ai longtemps hésité à répondre à cette question, tant la notion de proximité est ambiguë. Il faudrait la préciser, l’affiner à la lumière des œuvres et de la lecture que j’en fais. Elle est aussi un étendard discriminant réduisant à ceux que l’on hisse au mât.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Un immense atelier. Que le père Noël me lise.
Que défendez-vous ?
La libre-pensée qui est le fondement de la démocratie.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Slogan publicitaire d’un professionnel de la communication lui permettant de remplir sa salle d’attente.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
En improvisation, il faut toujours répondre oui, c’est-à-dire prendre au bond les propositions qui surgissent, qu’elles viennent de notre for intérieur ou d’un partenaire. Et vivre, c’est avant tout improviser. Quelle est la question ?
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Celle à laquelle j’aurais aimé répondre.
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 2 février 2016.