Nancy Huston, Geneviève Latour, Victor Haïm, Jacques Noël — Décors et dessins de théâtre

Un beau livre aux images somp­tueuses sur un déco­ra­teur scé­nique de génie

Quel déco­ra­teur aura pu se pré­va­loir d’avoir tra­vaillé pour illus­trer (magni­fier) Ionesco, Beckett, Racine, Tche­khov ? D’avoir col­la­boré avec Claude Cha­brol, Alain Resnais, Jean-Louis Bar­rault, Roger Blin ? D’avoir œuvré au théâtre de la Huchette comme à l’Opéra Gar­nier, pour le théâtre de bou­le­vard autant que pour le théâtre d’avant-garde ?

Depuis 1946, c’est plus de quatre cents décors que signe Jacques Noël, déco­ra­teur atti­tré de Ionesco, artiste entier qui confec­tion­nait cos­tumes et affiches, maî­tri­sant le décor à trans­for­ma­tion, et qui a su créer un uni­vers de formes oni­riques, à l’ambiance fon­dante, gla­cée et noc­turne, tout en étant capable néan­moins de se renou­ve­ler tou­jours pour mieux ser­vir l’originalité de l’œuvre pour laquelle il tra­vaillait. Les espaces sont tou­jours très construits, domi­nés par une pers­pec­tive cepen­dant trou­blée, flou­tée, créant un espace fan­tas­ma­go­rique et méta­phy­sique où se signale une béance - béance où l’homme se per­drait tou­jours un peu plus à chaque pas devant des forces cir­cu­lantes, forantes, trou­blantes. Ce sont des cieux ovoïde, des îles courbes, des hori­zons s’enfonçant dans la nuit calme, ce sont des cré­pus­cules bru­meux ou san­glants, mais tou­jours empreints d’une magni­fi­cence sereine et superbe, des com­po­si­tions soi­gnées, réglées qui orga­nisent l’espace selon la pro­fon­deur et la hau­teur, sus­ci­tant un ver­tige étonné devant une absence inso­lite qu’aucune pré­sence humaine ne com­ble­rait tout à fait, une apo­ca­lypse dia­bo­lique et belle de formes, de ten­sions et d’éclairage domi­née par la courbe et la pro­fon­deur, l’ascension et le tri­an­gu­laire fluide, tou­jours pro­pice à l’errance mélan­co­lique — même l’immobilité ici serait une errance, l’aventure d’être homme. Une impres­sion de grand désert calme. Pai­sible. Un décor pauvre, simple mais, en pro­por­tion inverse, riche incroya­ble­ment d’émotion, de rêve, où l’invisible se voit rendu au visible et où la pré­sence de l’homme au monde est la ques­tion majeure et effa­rante. Un peintre, un poète gra­phique. La féé­rie du style, du monde, de la per­son­na­lité de Jacques Noël obnu­bile, effare, hante, laisse rêveur le lec­teur qui feuillette ce superbe livre.

La beauté de ce livre tient d’abord à la manière dont sont ser­vies, comme autant d’images pré­cieuses, les repro­duc­tions d’illustrations goua­chées que Jacques Noël a réa­li­sées pour chaque grand spec­tacle de son par­cours : super­be­ment mises en page avec, autour, de larges blancs qui les valo­risent, les images sont par­fois accom­pa­gnées de quelques nota­tions de Vic­tor Haïm, s’abandonnant rêveu­se­ment à de doux com­men­taires sur l’enjeu esthé­tique, la dif­fi­culté tech­nique posée ou l’impression nébu­leuse qu’il éprouve, sub­ju­gué par l’œuvre consi­dé­rée. En début d’ouvrage figure une pré­sen­ta­tion rêveuse de Nancy Hus­ton, évo­quant avec ten­dresse sa ren­contre du tra­vail de Jacques Noël ; au terme de ce beau par­cours livresque, une bio­gra­phie signée Gene­viève Latour rap­pelle les errances, les échecs, les pas­sions, les enga­ge­ments de ce grand amou­reux du théâtre, qui lui consa­cra sa vie, son génie, son humilité.

Le livre est accom­pa­gné d’un DVD com­por­tant un docu­ment conçu par Danielle Mathieu-Bouillon et Xavier de Cas­san où se ren­contrent témoi­gnages et inter­ven­tions de l’artiste sur son tra­vail, les secrets et exi­gences de son métier ; où l’on entend Jacques Noël s’étonner que l’on oppose théâtre de bou­le­vard et d’avant-garde — ces der­niers ne sont-ils pas après tout rapi­de­ment deve­nus des clas­siques ? — où Ionesco loue celui qui sut faire de la lumière sans lumière. Mêlant extraits de tra­vaux en cours et com­men­taires d’œuvre, le contenu du DVD est inté­res­sant pour sa construc­tion et sa richesse docu­men­taire, mais la qua­lité d’enregistrement plu­tôt médiocre est à déplo­rer, seul bémol à cet ensemble superbe.

J
acques Noël, un décorateur-poète dont l’œuvre magni­fiée par ce livre pré­cieux est ainsi offerte à notre lec­ture ravie.

samuel vigier

   
 

Nancy Hus­ton, Gene­viève Latour, Vic­tor Haïm, Jacques Noël — Décors et des­sins de théâtre (100 pho­to­gra­phies — DVD inclus), Actes Sud, jan­vier 2004, 150 p. — 36,00 €.

 
     
 

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