Jacques Sicard, Suites Chromatiques

De la musique avant toute chose — mais pas seulement

Par frag­ments, Jacques Sicard trans­forme l’idée de cor­pus lit­té­raire en thème musi­cal que sou­ligne le titre du livre. Celui-ci rap­pelle l’échelle qui porte ce nom. L’auteur en reprend chaque suite de douze frag­ments qu’il trans­forme par et pour le cinéma à tra­vers divers types d’approches artis­tiques dont et sur­tout le jazz. Le livre des­cend dans la crypte des images afin de la creu­ser ou plu­tôt la réhaus­ser de lignes mélo­diques qui n’ont rien de la simple copie, écho ou miroir. Existent là des états de vision.
C’est bien là le “ça voir” du livre et sa force poé­tique dou­blée d’analyses inédites. Par exemple, les “mor­ceaux” ou “sets” consa­crés à Cas­sa­vetes deviennent les frag­ments les plus intel­li­gents et lumi­neux écrits au sujet du réa­li­sa­teur indé­pen­dant. Ainsi, sur Ope­ning nights, Sicard ouvre des ques­tions essen­tielles : “De com­bien de dou­blures faut-il se doter pour être heureux(se) ? Quelle par­tie de la scène est inner­vée par les ter­mi­nai­sons des corps et par l”hypersensibilité elle-même ?”

La langue elle même —  sou­vent en scat et stac­cato et en richesse sty­lis­tique puis­sante —  rythme une approche en épure (mais non en séche­resse) comme si son “growl” cas­sait ce que le logos basique pro­pose trop sou­vent : tran­cher en des dua­lismes affir­ma­tion vs néga­tion. Sicard prouve que même lorsqu’il n’est pas en cou­leur, le fil­mique cher à Barthes n’est ni noir ni blanc et que — par delà — il enve­loppe l’invisible sans gro­tesque ni spec­ta­cu­la­risme — du moins avec les films qui sont rete­nus ici.
L’auteur sort d’une vision claus­tro­phobe du cinéma même parce que les films qu’il aime et dont il parle ouvrent un monde aussi proche qu’abyssal : on pour­rait citer à nou­veau Cas­sa­vettes mais aussi Franck Smith, Lav Diaz et Lynch inévitablement.

Mais dans ces “digres­sions intem­pes­tives” la force tient aux tona­li­tés d’un ver­tige poé­tique. Pour le ren­for­cer, l’auteur fait la part belles au jazz­men (A. Ayler), aux peintres (Rothko) mais aussi aux pen­seurs (Lacan). Ils appuient et struc­turent l’impertinence d’un livre pas­sion­nant par son effort de frac­ture et la frappe de la forme choi­sie. Elle n’empêche jamais le temps de mas­ti­ca­tion néces­saire du sens que chaque moment du livre concocte
Existe ici “la matine d’une fièvre poé­tique” : com­pa­rable à celle que Sicard accorde à “la phase ter­mi­nale du cinéma clas­sique hol­ly­woo­dien de la fin des années 50″. Tou­te­fois, afin d’approfondir les psy­chés où nous nous sommes per­dus ou retrou­vés, l’auteur sait s’extraire des inter­pré­ta­tions théo­riques reçues. Le tout par son free style.

Preuve que sa musique non seule­ment adou­cit les moeurs mais ver­ba­lise ce que les pen­sums idéo­lo­giques ou his­to­riques légendent d’un men­tir infan­tile ou mor­bide. Face au “zom­bique phi­lo­so­phique” et aux focales inven­tées pour fabri­quer des plans inutiles, l’auteur dans la richesse giboyeuse de sa langue crée un livre rare.
S’y s’entendent jusqu’au son den­tal des murènes qu’on ne pour­rait voir, les mots-monstres de la Molly de Joyce, les pas sur le car­re­lage d’un vieux châ­teau d’un film de Duras ou le silence de celui d’un Bergman.

jean-paul gavard-perret

Jacques Sicard, Suites Chro­ma­tiques, Tin­bad Poé­sie, Tin­bad, Paris, 2018, 152 p. — 16,00 €.

2 Comments

Filed under Arts croisés / L'Oeil du litteraire.com, Chapeau bas, cinéma, Poésie

2 Responses to Jacques Sicard, Suites Chromatiques

  1. Basquin Guillaume

    Excel­len­tis­sime ! Rare critique…

  2. Jacques Sicard

    Je salue votre geste, cher Jean-Paul Gavard-Perret — celui d’avoir su trou­ver la micro-tonalité qui relie d’une manière toute pro­fane votre texte au mien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>