Des abîmes ordinaires et des déserts géographiques Philippe Guiguet-Bologne devient l’empailleur. Ses mots façonnent des labyrinthes au sein de paysages (souvent des sud) où, s’il n’est pas question de rester en rade des rêves, il ne s’agit pas pour autant de les habiter à l’aveuglette. Plutôt que de jouer sur les mots, l’auteur les fait jouer si bien que, sur la moindre histoire, le créateur a toujours quelque chose à ajouter sans grimaces dites « poétiques ».
Dans la turbulence des mots, au rouleau de la vie sont préférée des illusions perverses qui font du mensonge de la littérature un mentir vrai. Les mots narguent et provoquent, mettent au défi le lecteur. Le poète semble écrire à l’instinct comme un fauve sans muselière mais, de fait, tout est méticuleusement travaillé et repris. La littérature demeure en conséquence un instinct de survie. Elle exige d’être vécue au jour le jour et non sans ascèse mais aussi enjouement. Elle reste un acte de foi en des figures libres qui n’appartiennent à aucune école.
Pour en savoir plus : https://www.philippe-guiguet-bologne.com
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Mes animaux ! Promener mes chiens, nourrir les perroquets et le chat… Si je n’avais pas mes animaux, je vivrais la nuit et me réveillerais le soir tombant… Ils me sauvent de moi-même ! Mais cela dit, il est vrai qu’ensuite, toute ma journée va tourner autour de l’écriture : j’écris peu, une ou deux heures par jour maximum, je relis beaucoup, je reviens et reviens encore sur ce qui a été écrit, je prends des notes, je réfléchis… Parfois, on peut me trouver distant quand on me croise dans la rue, simplement parce que je suis ailleurs, retourné sur mon propre univers… Tout le temps. Écrire, pour moi en tout cas, exige une grande ascèse, beaucoup de régularité, de concentration. Une façon d’être de plus en plus simple. Je me lève chaque matin pour essayer, au plus, de simplifier ma vie et d’aller à l’essentiel…
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Très étrangement, j’ai le sentiment de les avoir réalisés. Et plus étrangement encore, d’une façon toujours un peu décalée ; jamais exactement ce que j’imaginais, ce que je voulais ; toujours à côté : pas loin, presque ça, mais pas vraiment ça non plus. Cela pourrait laisser un goût d’inachèvement, mais cela me procure surtout la sensation d’avoir mené une vie à part. D’avoir fait ce qu’il y avait à faire, et un peu malgré moi. Le hasard y a toujours été pour beaucoup, car je ne crois pas avoir forcé, à quelque instant, le destin en vue de réaliser un rêve.
J’ai conscience d’un immense privilège : être allé où j’ai beaucoup rêvé. Mais cela fait aussi gagner un grand sentiment de désarroi, le suspens permanent de la question : et alors ? Et alors, maintenant que c’est fait, à quoi peut-on passer ? À quoi peut-on rêver ? C’est là que l’engagement, politique ou idéologique, que je ne pouvais pas avoir étant enfant, prend le relais et me fait tenir debout en tant qu’adulte privilégié.
À quoi avez-vous renoncé ?
À la sérénité. J’ai compris que le monde était bien trop turbulent pour qu’un jour j’ai la sagesse de ne plus le sentir s’agiter. J’ai gagné une certaine sérénité, intérieure, à savoir en grande partie qui je suis, ce que je suis, ce que je veux et ce que je peux. Mais je suis né en 1968, dans un monde en révolte pour la paix, au cœur des Trente glorieuses, au sommet de cette culture qui amenait à penser qu’avec le confort matériel, les progrès scientifiques et cognitifs, les communications ultra-rapides, il n’y aurait plus de guerres, plus de violences, plus de possibilité ni de raison d’humilier et de fouler autrui. Nous sortions des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, nous étions dans un monde qui réfléchissait à comment faire pour que « plus jamais ça » ; nous sortions des colonialismes, et si les violences soviétiques perduraient, on imaginait que c’était pour un temps seulement et que les monstruosités staliniennes étaient bien passées.
Je suis né au point d’acmé du rêve de la perfectibilité humaine. Et, en 50 ans et au vu de ce qu’est le monde aujourd’hui, je dois avouer que mes doux rêves se sont avérés être ce qu’ils sont : pures illusions. Je garderai cependant de cette période candide et crédule l’ultime ligne directrice, dessinée par la plus importante figure de ce moment historique, Jean-Paul Sartre (car l’humanisme de l’existentialisme est l’expression la plus puissante de cette croyance en la perfectibilité) : chaque geste que j’effectue est vécu comme un engagement que je prends pour l’humanité entière : c’est le seul moyen intellectuel que je vois pour donner sens à la conscience ; la seule éthique possible dans cette désillusion. Mais cela relève aussi des morales soufies et hindouistes je crois. Et si je ne tiens pas cet engagement philosophique pour mes frères humains, au moins je le ferai pour la planète, aujourd’hui sacrifiée par notre incurie et notre arrogance.
D’où venez-vous ?
De nombreuses et étranges circonvolutions qui m’ont fait passer par d’aussi nombreux et étranges points de formation et de constitution de mon identité et de ma culture. J’ai voulu tout être et j’ai tout fait pour être ce tout et son contraire. En passant par la faculté de Culture et Communication de Lyon II, dans les années 80, puis celle d’Esthétique de Paris I et celle d’études sur l’image de Paris III, j’ai parcouru et me suis enrichi d’autant de cursus totalement inutiles que riches d’ouvertures sur tous les horizons. J’ai eu la possibilité, totalement inopinée et inaboutie, de vivre cette sorte de formation que suivaient les Humanistes et qui n’a réellement été possible que jusqu’au XVIIIe siècle, de tentative de savoir très divers et complets.
Adolescent, après le bac, j’ai arrêté mes études pour travailler dans un monde dont les chatoiements me fascinaient résolument : la mode. Et après six mois de formation dans la haute-couture, comprenant que j’abdiquais radicalement tout ce que j’avais appris pendant mes premières dix-huit années de vie, que les rayons de bibliothèques entiers de livres que j’avais lus ne me serviraient plus à rien, que ma connaissance ne serait pas plus sollicitée que ma faculté de poser des questions impertinentes, j’ai abandonné le vide de la mode et me suis tourné vers cette formation pluridisciplinaire universitaire : avec une soudaine passion, un appétit féroce pour le savoir et la culture. Je m’y suis plongé avec l’amour inconditionnel et aveugle qu’éprouve celui qui a failli perdre l’objet aimé.
Mais je viens aussi de racines rêvées dans le Monde arabe, et si je vis au Maroc, si j’ai vécu en Libye et en Palestine, si je vibre quand on parle d’Alger, d’Oran ou de la plaine de la Bekaa, de Jérusalem, c’est que dans un hors-champ où je me suis construit, je ne sais comment d’ailleurs, un imaginaire qui va puiser je ne sais où son inspiration, je sais que je suis arabe, je suis de ce monde-là. Mais aussi je viens d’un petit village des Alpes, près de Grenoble, pris entre deux stations de ski et de hautes chaînes montagneuses, où je suis né et j’ai grandi dans la bienveillance des campagnes, et parfois la dureté des mentalités d’altitudes ; élevé avec beaucoup d’attention et d’amour par mes parents, artisans et commerçants qui m’ont transmis beaucoup de valeurs, mais aussi beaucoup de fantaisie : malgré une adolescence extrêmement difficile, mes parents m’ont toujours soutenu dans tous mes choix majeurs, aussi improbables furent-ils.
C’est terriblement important, c’est fondamental de se savoir ainsi épaulé et protégé. Et mes parents ne sont pas du tout Arabes !!! Mais issus d’une vieille famille française pour mon père, qui a donné des résistants et des industriels appauvris avec les révolutions techniques du XXe siècle (mais la culture de la ruine est profondément intéressante, plus intéressante sans doute que celle de l’ascension), et ma mère est le fruit d’une vieille famille italienne, des patriciens du Frioul et de la Vénétie, eux-aussi mis à mal par la Seconde Guerre mondiale et les crises du début du XXe siècle. Je dis toujours qu’un pur Français et une pure Italienne ont fait un véritable petit Arabe ! Je crois que le côté excentrique de mes parents, dont j’ai hérité entièrement, vient de ce passé un peu aisé qui offrait certaines libertés. Je viens aussi de tout ce que j’ai lu, vu et aimé. Voilà d’où je viens…
Qu’avez-vous reçu en dot ?
Justement, une fantaisie. Un goût pour la différence. Ma mère me disait toujours, étant enfant, de ne surtout pas penser et surtout ne pas être comme les autres. Elle m’avoue maintenant parfois avoir regretté cet enseignement, au vu de certaines radicalités dont je peux faire preuve !!! J’ai hérité de valeurs de dignité, de sens de la justice et aussi d’une certaine forme de révolte. J’ai hérité d’une exigence, du sens du travail, de celui des choses bien faites. J’ai hérité d’une obligation de modestie et d’attention aux autres.
J’ai aussi reçu en dot d’innombrable défauts que je me suis ardemment employé à développer par ma propre expérience (rires). Mais avant tout, un regard sur les autres, une curiosité, une envie des autres et des ouvertures de la culture.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
La gourmandise est le premier et grand plaisir. Un sorbet artisanal fait avec de vrais fruits, où éclate toute leur saveur, est pour moi le sommet du plaisir. Ou un carreau de chocolat fabriqué par un grand chocolatier… du bonheur, rien que dans le fait d’en parler ! Un saumon fumé sauvage et préparé par un artisan, un poisson à peine pêché et grillé, des légumes du jardin, un verre de Moulis ou de Côte-Rôtie… Le cœur du plaisir est là !
Mais j’éprouve aussi du plaisir dans le temps que je passe à lire ou à écouter de la musique ; les quelques minutes dédiées chaque jour à la lecture de poèmes peuvent s’avérer des miracles ; mes promenades au bord de la mer avec mes chiens sont essentielles ; un déjeuner ou une soirée autour d’un verre avec un vrai et rare ami… Et j’éprouve aussi une certaine ivresse, un véritable vertige, quand je trouve une solution stylistique pour exprimer ce que je veux exprimer par mon écriture : parfois, ça me dépasse, il y a une dimension chamanique dans l’écriture, qui se fait à travers moi sans que je contrôle tout : et relire une phrase, un vers, un paragraphe où tout est dit de ce que je voulais dire sans que je sache exactement d’où cela vient, avec un vocabulaire que je connais parfois à peine, où une syntaxe particulièrement complexe, où un mélange de simplicités évidentes… c’est proprement vertigineux, et d’un plaisir égal à la dimension abyssale de cette révélation.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains ?
Chaque écrivain se distingue des autres écrivains, s’il n’est pas dans la fabrication d’un produit, mais dans une recherche sur l’écriture et sur soi.
Comment définiriez-vous votre approche de la poésie ?
J’entretiens, dans le paysage de la poésie, une position très inconfortable : je n’appartiens ni aux courants très intellectualistes, héritiers des formalistes des années 1930, de Kurt Schwitters et plus tard de Bernard Heidsieck ; je n’appartiens pas non plus aux courants de la poésie « animée » née après le romantisme et dont le représentant le plus impressionnant reste René Char ; je suis moins encore dans la si belle poésie populaire à la Prévert, et pas du tout dans des courants très liés à la culture rock, dira-t-on. J’ai l’impression d’être dans une zone de non-droit (ce qui va faire sourire beaucoup de monde), ou dans une zone dans le sens urbain médiéval, mais qui finalement est aussi un des lieux de prédilection de l’expression poétique !!!
Ce que j’écris me rappelle, bien souvent, plus le montage dans le cinéma de Jean-Luc Godard ou la musique de John Cage, un certain rap aussi et quelques cantates de Bach (ce dernier pour l’inspiration). J’écris beaucoup de prose, qui s’avère poésie par la torsion que j’exerce sur les codes de la narration et du récit. Je suis capable de petites bulles en vers où se cristallise tout un monde, et que par un processus d’extension je peux transformer en long poème plein de suspens, de digressions, de fables, de récits et de sensualité glacée. Par ailleurs, j’écris des promenades et des carnets de voyage, où je m’efforce à une certaine forme de classicisme, pour errer un peu ailleurs, sur d’autres terreaux que ceux de mes propres profondeurs, autre part que dans ce puits que je creuse en moi, au cœur de mes ténèbres, de mes clairs-obscurs comme je l’écris souvent !
Si j’enchaînais des longs poèmes, qui m’exigent des mois et des années de rédaction, comme Je n’étais pas là, puis Treize, écrits en parallèle avec Prémisses et Tacles, je pense que je pourrais très vite perdre tout principe de réalité, me fondre dans l’abstraction – de l’univers, de la structure – de ce que j’écris et que je pourrais m’y dissoudre, m’y volatiliser… Je me sens parfois perdre pied, où l’univers que je traque, recherche et déniche par l’écriture prend le dessus sur le réel vécu. C’est donc aussi pour cela que j’ai besoin de ces pauses que me sont mes récits-promenades à Tanger telles que Socco ou Achakkar : j’y retrouve une certaine terre ferme sur laquelle je peux m’ancrer.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Avant tout, ce fut la musique… Wagner, tout petit, que j’écoutais sur la précieuse chaîne hi-fi de mes parents ! Là s’est fondé tout mon imaginaire. Maintenant, je n’écoute plus jamais cette musique romantique allemande : je vis au soleil. Bach me bouleverse, Haendel me tonifie, Puccini me séduit, Debussy m’interroge. Et si je devais parler d’images, aujourd’hui, elles viendraient de Giotto, de Piero de la Francesca, de Zurbaran, de Bellini… peut-être encore de Monet et de Matisse, de Twombly et d’œuvres d’amis tels que Khalil El Ghirb ou Ilias Selfati. Et sans doute beaucoup d’autres influences encore. Mais je n’ai pas d’autre image fondatrice ou originelle que le ciel battant contre les hautes montagnes de mon enfance.
Et votre première lecture ?
Sans doute Jules Vernes et Melville, ou je ne sais quelle littérature pour enfants, après avoir lu comme tout le monde « Le club des cinq » et « Le clan des sept » !!! Je me souviens très tôt d’une très belle édition étrangement illustrée d’ Alice au pays des merveilles que mon frère m’avait offerte pour un Noël, je crois. Ma première lecture sérieuse et édifiante fut Zola ! J’ai commencé à tout lire de Zola dès 9–10 ans… Niché des journées entières sur le sofa, dans le salon au bout du bel appartement où vivait ma grand-mère, à ne pas vouloir sortir me promener pour poursuivre mes lectures. Cela est fondateur, mais j’ai dû aussi très vite me libérer de cet univers… Ce qui fut salvateur !!!
J’ai eu, adolescent, une colossale passion pour Marguerite Duras et pour Jean Genet. Puis il y eut un appétit féroce pour les classiques, tous les classiques. Puis ce fut un grand amour pour Paul Celan, Edmond Jabès, Pierre Klossowski, Louis-René des Forêts, Charles Juliet… J’étais aussi un peu amoureux de Barthes et de Foucauld ; je ne comprenais pas tout de Derrida, sentant néanmoins qu’il y avait là plus de poésie que de critique. J’ai toujours détesté Blanchot, que je lisais quand même, le trouvant terriblement castrateur là où tout le monde le trouve fécond. Puis j’ai erré, à la recherche de nouveaux auteurs sans en trouver réellement ; depuis quelques années, je découvre Boyer, Haenel, Michon, Riboulet, Quignard…
J’ai aussi passé beaucoup d’années à lire des choses inutiles et vaines, des produits… N’oubliez pas que je vivais loin des centres de création littéraire et qu’Internet est une invention qui s’est popularisée récemment !!! Je désespérais de trouver de nouveaux dieux, ne récoltant que de bruyants hâbleurs, bien vendus par les médias comme « l’auteur ou le livre incontournable, qu’il ne faut surtout pas rater » !!! Quelle perte de temps et d’essence de soi-même !
Quelles musiques écoutez-vous ?
Tout, mais absolument tout… Mon blog en témoigne. Parfois je n’écoute plus rien, par fatigue d’écouter. Mais quand j’écoute, j’écoute tout, et tout m’est nécessaire pour alimenter mon désir, mon plaisir et mon écriture.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Les premières pages de « Les mémoires d’Hadrien » de Marguerite Yourcenar. Mais je relis aussi tout le temps Proust, Celan, Char, Mallarmé, Céline, Morand, Malaparte. Et mes chers poètes arabes, Darwich en tête, sublime, et Laabi, Zrika, Khaïr-Eddine.
Quel film vous fait pleurer ?
Très bêtement, “Out of Africa”. Je ne pleure jamais, ce n’est pas du tout dans mon mode d’être, mais rien qu’à entendre « I had a farm in Africa » : j’ai les larmes aux yeux. Mes cinéastes-cultes sont plus Godard, Fellini, Pasolini, Antonioni, Tarkowski, Lynch… mais ils ne m’ont jamais fait pleurer! Aujourd’hui, quand je regarde un film de Sautet, j’y discerne des ambiances de mon enfance, alors forcément ça me touche.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
J’y vois le mort que je serai ! Je dis cela pour faire un clin d’œil vers l’ami Cocteau. J’y vois un homme qui vieillit, qui a bien vécu, qui a fait le tour de bien des questions et de bien des plaisirs ; j’y vois quelqu’un qui n’a jamais été vraiment moi, mais qui n’est que moi… On est tellement loin de ce que l’on est. On est toujours un peu étranger à soi-même, non ?
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
À Jean-Luc Godard ! Pour lui dire quoi ? Mon immense respect ? Ma fascination ? Tout ce que je lui dois ? Jeune homme, je tournai dans les rues de Grenoble, aux abords des ateliers de la fabrique de caméras Aaton, où il avait l’habitude de se rendre, dans l’espoir de le croiser. De toutes les façons, j’ai toujours été terriblement déçu, voire blessé, par mes maîtres quand je les ai rencontrés… à part peut-être Ernest Pignon-Ernest, qui a le comportement profond humain et juste qui correspond à son œuvre.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Mes villes, arpentées et mythiques : Tanger, Alger, Alexandrie, Jérusalem-Ramallah, Aqaba et Paris. Il me manque New-York, et j’aurais, je crois, dessiné ma géographie du Tendre ! Mais je suis un méditerranéen, je tourne autour de notre mer fondatrice, happé par sa force centrifuge, et ai toutes les difficultés à lui échapper… J’aime aussi tous les bords de mer, ceux de l’Atlantique, gris et infinis, si vivifiants, auprès desquels on peut aller très loin en soi.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Avec Yannik Haenel, nous avons des préoccupations très semblables, mais nous les exprimons de façons très différentes, comme cela se passe avec Mathieu Riboulet. Je suis bouleversé par Cy Twombly, mais sommes-nous proches ? Je ne le crois pas… Tous les noms que je vous ai donnés auparavant, de Giotto à Malaparte, n’étaient pas cités du tout pour faire du name dropping, mais réellement parce qu’ils sont les noms de ceux dont je me sens proche, et qui sont en moi…
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Je dirais un an de moins plutôt qu’un de plus ! Mais c’est assez faux, parce que je m’aime vieillissant. Si je trouve de moins en moins de sérénité par rapport à l’agitation vaine et violente du monde, je suis de plus en plus serein en ce qui me concerne. Malheureux du monde, mais serein de ma place dans le monde. Et cela, c’est sans doute l’âge. Dès l’adolescence, alors que je me trouvais d’une laideur inexprimable, je savais que je ferai un beau vieux !!! Je ne suis ni beau ni encore vraiment vieux, mais avec le temps les choses en moi trouvent de plus en plus et de mieux en mieux leur place : une certaine harmonie, une certaine tranquillité parviennent à s’imposer en moi…
Que défendez-vous ?
La dignité, la justice et le droit quand ce dernier me semble légitime. Et la beauté telle que je la vois, sans prétendre que ma vision puisse être universelle. D’une façon pragmatique, aussi, actuellement et dans un cadre très laïc, je défends l’islam que je connais et les musulmans mes amis, car je vois que l’Occident et la France tout particulièrement développent à leur encontre une logique proche de celle qui régissait le rapport de ces sociétés au judaïsme autour des années 1935 : on se prépare à être capables d’un pogrom, pour des raisons sociales, géopolitiques et bassement politiques: dès lors, puisque je le sais, puisque je suis un témoin et un acteur de mon temps, si je laissais ces choses se faire sans protester, j’endosserais le rôle d’un collaborateur : le statut le plus répugnant que je connaisse pour un être doué de conscience.
Dans cette même logique, j’ai passé quatre années complètes entre Jérusalem et Ramallah, et j’y ai été le témoin de tant d’injustice, de tant de mensonges, de tant de violences, de tant d’usurpation et de manipulation de la part de l’occupation israélienne, que je n’ai pu qu’en revenir militant pour la cause palestinienne, malgré tout mon amour pour la pensée juive. Mes plus proches amis, idéologiques en tout cas, sont maintenant mes amis juifs militants pour que ne soit pas exécuté en leur nom un tel génocide.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
C’est de Lacan et c’est sur l’amour ? (rires) L’amour, c’est un somptueux moteur, mais c’est aussi bon de ne pas en avoir besoin. Il se doit être d’être un supplément d’âme, une gâterie, une gourmandise, mais pas la base sur laquelle tout construire… On doit se construire sur soi-même, sur la solitude, et ensuite goûter au plaisir de l’autre… Je dis cela, mais oh là là… qu’est-ce que j’ai pu aimer ! Quelles passions ! Cela aussi, m’a construit…
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui, mais quelle était la question ?“
Je peux être encore plus hébraïque que Woody Allen, par passion pour la pensée, ses circonvolutions et ses développements. Je dirais « La réponse est “ oui mais ”, quelle que soit la question !!! »
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Et Dieu dans tout ça ? Mais je garde la réponse pour un autre entretien (rires)… Nous avons tant de choses encore à nous raconter…
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perrret pour lelitteraire.com, le 10 juin 2018.
Copieux ! Copieux ! Et savoureux . Entretien digne d’un livre de soutien aux désespérés de la vie . Longue , intelligente et sympathique fantaisie . Guiguet dépasse JPGP sur le fond , la forme et l’impeccabilité des confidences .
Fallait le faire !