Philippe Guiguet-Bologne entre rêve, fantaisie, ascétisme et désarroi : entretien avec l’auteur

Des abîmes ordi­naires et des déserts géo­gra­phiques Phi­lippe Guiguet-Bologne devient l’empailleur. Ses mots façonnent des laby­rinthes au sein de pay­sages (sou­vent des sud) où, s’il n’est pas ques­tion de res­ter en rade des rêves, il ne s’agit pas pour autant de les habi­ter à l’aveuglette. Plu­tôt que de jouer sur les mots, l’auteur les fait jouer si bien que, sur la moindre his­toire, le créa­teur a tou­jours quelque chose à ajou­ter sans gri­maces dites « poé­tiques ».
Dans la tur­bu­lence des mots, au rou­leau de la vie sont pré­fé­rée des illu­sions per­verses qui font du men­songe de la lit­té­ra­ture un men­tir vrai. Les mots narguent et pro­voquent, mettent au défi le lec­teur. Le poète semble écrire à l’instinct comme un fauve sans muse­lière mais, de fait, tout est méti­cu­leu­se­ment tra­vaillé et repris. La lit­té­ra­ture demeure en consé­quence un ins­tinct de sur­vie. Elle exige d’être vécue au jour le jour et non sans ascèse mais aussi enjoue­ment. Elle reste un acte de foi en des figures libres qui n’appartiennent à aucune école.

Pour en savoir plus : https://www.philippe-guiguet-bologne.com

Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Mes ani­maux ! Pro­me­ner mes chiens, nour­rir les per­ro­quets et le chat… Si je n’avais pas mes ani­maux, je vivrais la nuit et me réveille­rais le soir tom­bant… Ils me sauvent de moi-même ! Mais cela dit, il est vrai qu’ensuite, toute ma jour­née va tour­ner autour de l’écriture : j’écris peu, une ou deux heures par jour maxi­mum, je relis beau­coup, je reviens et reviens encore sur ce qui a été écrit, je prends des notes, je réflé­chis… Par­fois, on peut me trou­ver dis­tant quand on me croise dans la rue, sim­ple­ment parce que je suis ailleurs, retourné sur mon propre uni­vers… Tout le temps. Écrire, pour moi en tout cas, exige une grande ascèse, beau­coup de régu­la­rité, de concen­tra­tion. Une façon d’être de plus en plus simple. Je me lève chaque matin pour essayer, au plus, de sim­pli­fier ma vie et d’aller à l’essentiel…

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Très étran­ge­ment, j’ai le sen­ti­ment de les avoir réa­li­sés. Et plus étran­ge­ment encore, d’une façon tou­jours un peu déca­lée ; jamais exac­te­ment ce que j’imaginais, ce que je vou­lais ; tou­jours à côté : pas loin, presque ça, mais pas vrai­ment ça non plus. Cela pour­rait lais­ser un goût d’inachèvement, mais cela me pro­cure sur­tout la sen­sa­tion d’avoir mené une vie à part. D’avoir fait ce qu’il y avait à faire, et un peu mal­gré moi. Le hasard y a tou­jours été pour beau­coup, car je ne crois pas avoir forcé, à quelque ins­tant, le des­tin en vue de réa­li­ser un rêve.
J’ai conscience d’un immense pri­vi­lège : être allé où j’ai beau­coup rêvé. Mais cela fait aussi gagner un grand sen­ti­ment de désar­roi, le sus­pens per­ma­nent de la ques­tion : et alors ? Et alors, main­te­nant que c’est fait, à quoi peut-on pas­ser ? À quoi peut-on rêver ? C’est là que l’engagement, poli­tique ou idéo­lo­gique, que je ne pou­vais pas avoir étant enfant, prend le relais et me fait tenir debout en tant qu’adulte privilégié.

À quoi avez-vous renoncé ?
À la séré­nité. J’ai com­pris que le monde était bien trop tur­bu­lent pour qu’un jour j’ai la sagesse de ne plus le sen­tir s’agiter. J’ai gagné une cer­taine séré­nité, inté­rieure, à savoir en grande par­tie qui je suis, ce que je suis, ce que je veux et ce que je peux. Mais je suis né en 1968, dans un monde en révolte pour la paix, au cœur des Trente glo­rieuses, au som­met de cette culture qui ame­nait à pen­ser qu’avec le confort maté­riel, les pro­grès scien­ti­fiques et cog­ni­tifs, les com­mu­ni­ca­tions ultra-rapides, il n’y aurait plus de guerres, plus de vio­lences, plus de pos­si­bi­lité ni de rai­son d’humilier et de fou­ler autrui. Nous sor­tions des hor­reurs de la Seconde Guerre mon­diale, nous étions dans un monde qui réflé­chis­sait à com­ment faire pour que « plus jamais ça » ; nous sor­tions des colo­nia­lismes, et si les vio­lences sovié­tiques per­du­raient, on ima­gi­nait que c’était pour un temps seule­ment et que les mons­truo­si­tés sta­li­niennes étaient bien pas­sées.
Je suis né au point d’acmé du rêve de la per­fec­ti­bi­lité humaine. Et, en 50 ans et au vu de ce qu’est le monde aujourd’hui, je dois avouer que mes doux rêves se sont avé­rés être ce qu’ils sont : pures illu­sions. Je gar­de­rai cepen­dant de cette période can­dide et cré­dule l’ultime ligne direc­trice, des­si­née par la plus impor­tante figure de ce moment his­to­rique, Jean-Paul Sartre (car l’humanisme de l’existentialisme est l’expression la plus puis­sante de cette croyance en la per­fec­ti­bi­lité) : chaque geste que j’effectue est vécu comme un enga­ge­ment que je prends pour l’humanité entière : c’est le seul moyen intel­lec­tuel que je vois pour don­ner sens à la conscience ; la seule éthique pos­sible dans cette dés­illu­sion. Mais cela relève aussi des morales sou­fies et hin­douistes je crois. Et si je ne tiens pas cet enga­ge­ment phi­lo­so­phique pour mes frères humains, au moins je le ferai pour la pla­nète, aujourd’hui sacri­fiée par notre incu­rie et notre arrogance.

D’où venez-vous ?
De nom­breuses et étranges cir­con­vo­lu­tions qui m’ont fait pas­ser par d’aussi nom­breux et étranges points de for­ma­tion et de consti­tu­tion de mon iden­tité et de ma culture. J’ai voulu tout être et j’ai tout fait pour être ce tout et son contraire. En pas­sant par la faculté de Culture et Com­mu­ni­ca­tion de Lyon II, dans les années 80, puis celle d’Esthétique de Paris I et celle d’études sur l’image de Paris III, j’ai par­couru et me suis enri­chi d’autant de cur­sus tota­le­ment inutiles que riches d’ouvertures sur tous les hori­zons. J’ai eu la pos­si­bi­lité, tota­le­ment inopi­née et inabou­tie, de vivre cette sorte de for­ma­tion que sui­vaient les Huma­nistes et qui n’a réel­le­ment été pos­sible que jusqu’au XVIIIe siècle, de ten­ta­tive de savoir très divers et com­plets.
Ado­les­cent, après le bac, j’ai arrêté mes études pour tra­vailler dans un monde dont les cha­toie­ments me fas­ci­naient réso­lu­ment : la mode. Et après six mois de for­ma­tion dans la haute-couture, com­pre­nant que j’abdiquais radi­ca­le­ment tout ce que j’avais appris pen­dant mes pre­mières dix-huit années de vie, que les rayons de biblio­thèques entiers de livres que j’avais lus ne me ser­vi­raient plus à rien, que ma connais­sance ne serait pas plus sol­li­ci­tée que ma faculté de poser des ques­tions imper­ti­nentes, j’ai aban­donné le vide de la mode et me suis tourné vers cette for­ma­tion plu­ri­dis­ci­pli­naire uni­ver­si­taire : avec une sou­daine pas­sion, un appé­tit féroce pour le savoir et la culture. Je m’y suis plongé avec l’amour incon­di­tion­nel et aveugle qu’éprouve celui qui a failli perdre l’objet aimé.

Mais je viens aussi de racines rêvées dans le Monde arabe, et si je vis au Maroc, si j’ai vécu en Libye et en Pales­tine, si je vibre quand on parle d’Alger, d’Oran ou de la plaine de la Bekaa, de Jéru­sa­lem, c’est que dans un hors-champ où je me suis construit, je ne sais com­ment d’ailleurs, un ima­gi­naire qui va pui­ser je ne sais où son ins­pi­ra­tion, je sais que je suis arabe, je suis de ce monde-là. Mais aussi je viens d’un petit vil­lage des Alpes, près de Gre­noble, pris entre deux sta­tions de ski et de hautes chaînes mon­ta­gneuses, où je suis né et j’ai grandi dans la bien­veillance des cam­pagnes, et par­fois la dureté des men­ta­li­tés d’altitudes ; élevé avec beau­coup d’attention et d’amour par mes parents, arti­sans et com­mer­çants qui m’ont trans­mis beau­coup de valeurs, mais aussi beau­coup de fan­tai­sie : mal­gré une ado­les­cence extrê­me­ment dif­fi­cile, mes parents m’ont tou­jours sou­tenu dans tous mes choix majeurs, aussi impro­bables furent-ils.
C’est ter­ri­ble­ment impor­tant, c’est fon­da­men­tal de se savoir ainsi épaulé et pro­tégé. Et mes parents ne sont pas du tout Arabes !!! Mais issus d’une vieille famille fran­çaise pour mon père, qui a donné des résis­tants et des indus­triels appau­vris avec les révo­lu­tions tech­niques du XXe siècle (mais la culture de la ruine est pro­fon­dé­ment inté­res­sante, plus inté­res­sante sans doute que celle de l’ascension), et ma mère est le fruit d’une vieille famille ita­lienne, des patri­ciens du Frioul et de la Véné­tie, eux-aussi mis à mal par la Seconde Guerre mon­diale et les crises du début du XXe siècle. Je dis tou­jours qu’un pur Fran­çais et une pure Ita­lienne ont fait un véri­table petit Arabe ! Je crois que le côté excen­trique de mes parents, dont j’ai hérité entiè­re­ment, vient de ce passé un peu aisé qui offrait cer­taines liber­tés. Je viens aussi de tout ce que j’ai lu, vu et aimé. Voilà d’où je viens…

Qu’avez-vous reçu en dot ?
Jus­te­ment, une fan­tai­sie. Un goût pour la dif­fé­rence. Ma mère me disait tou­jours, étant enfant, de ne sur­tout pas pen­ser et sur­tout ne pas être comme les autres. Elle m’avoue main­te­nant par­fois avoir regretté cet ensei­gne­ment, au vu de cer­taines radi­ca­li­tés dont je peux faire preuve !!! J’ai hérité de valeurs de dignité, de sens de la jus­tice et aussi d’une cer­taine forme de révolte. J’ai hérité d’une exi­gence, du sens du tra­vail, de celui des choses bien faites. J’ai hérité d’une obli­ga­tion de modes­tie et d’attention aux autres.
J’ai aussi reçu en dot d’innombrable défauts que je me suis ardem­ment employé à déve­lop­per par ma propre expé­rience (rires). Mais avant tout, un regard sur les autres, une curio­sité, une envie des autres et des ouver­tures de la culture.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
La gour­man­dise est le pre­mier et grand plai­sir. Un sor­bet arti­sa­nal fait avec de vrais fruits, où éclate toute leur saveur, est pour moi le som­met du plai­sir. Ou un car­reau de cho­co­lat fabri­qué par un grand cho­co­la­tier… du bon­heur, rien que dans le fait d’en par­ler ! Un sau­mon fumé sau­vage et pré­paré par un arti­san, un pois­son à peine pêché et grillé, des légumes du jar­din, un verre de Mou­lis ou de Côte-Rôtie… Le cœur du plai­sir est là !
Mais j’éprouve aussi du plai­sir dans le temps que je passe à lire ou à écou­ter de la musique ; les quelques minutes dédiées chaque jour à la lec­ture de poèmes peuvent s’avérer des miracles ; mes pro­me­nades au bord de la mer avec mes chiens sont essen­tielles ; un déjeu­ner ou une soi­rée autour d’un verre avec un vrai et rare ami… Et j’éprouve aussi une cer­taine ivresse, un véri­table ver­tige, quand je trouve une solu­tion sty­lis­tique pour expri­mer ce que je veux expri­mer par mon écri­ture : par­fois, ça me dépasse, il y a une dimen­sion cha­ma­nique dans l’écriture, qui se fait à tra­vers moi sans que je contrôle tout : et relire une phrase, un vers, un para­graphe où tout est dit de ce que je vou­lais dire sans que je sache exac­te­ment d’où cela vient, avec un voca­bu­laire que je connais par­fois à peine, où une syn­taxe par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe, où un mélange de sim­pli­ci­tés évi­dentes… c’est pro­pre­ment ver­ti­gi­neux, et d’un plai­sir égal à la dimen­sion abys­sale de cette révélation.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres écri­vains ?
Chaque écri­vain se dis­tingue des autres écri­vains, s’il n’est pas dans la fabri­ca­tion d’un pro­duit, mais dans une recherche sur l’écriture et sur soi.

Com­ment définiriez-vous votre approche de la poé­sie ?
J’entretiens, dans le pay­sage de la poé­sie, une posi­tion très incon­for­table : je n’appartiens ni aux cou­rants très intel­lec­tua­listes, héri­tiers des for­ma­listes des années 1930, de Kurt Schwit­ters et plus tard de Ber­nard Heid­sieck ; je n’appartiens pas non plus aux cou­rants de la poé­sie « ani­mée » née après le roman­tisme et dont le repré­sen­tant le plus impres­sion­nant reste René Char ; je suis moins encore dans la si belle poé­sie popu­laire à la Pré­vert, et pas du tout dans des cou­rants très liés à la culture rock, dira-t-on. J’ai l’impression d’être dans une zone de non-droit (ce qui va faire sou­rire beau­coup de monde), ou dans une zone dans le sens urbain médié­val, mais qui fina­le­ment est aussi un des lieux de pré­di­lec­tion de l’expression poé­tique !!!
Ce que j’écris me rap­pelle, bien sou­vent, plus le mon­tage dans le cinéma de Jean-Luc Godard ou la musique de John Cage, un cer­tain rap aussi et quelques can­tates de Bach (ce der­nier pour l’inspiration). J’écris beau­coup de prose, qui s’avère poé­sie par la tor­sion que j’exerce sur les codes de la nar­ra­tion et du récit. Je suis capable de petites bulles en vers où se cris­tal­lise tout un monde, et que par un pro­ces­sus d’extension je peux trans­for­mer en long poème plein de sus­pens, de digres­sions, de fables, de récits et de sen­sua­lité gla­cée. Par ailleurs, j’écris des pro­me­nades et des car­nets de voyage, où je m’efforce à une cer­taine forme de clas­si­cisme, pour errer un peu ailleurs, sur d’autres ter­reaux que ceux de mes propres pro­fon­deurs, autre part que dans ce puits que je creuse en moi, au cœur de mes ténèbres, de mes clairs-obscurs comme je l’écris souvent !

Si j’enchaînais des longs poèmes, qui m’exigent des mois et des années de rédac­tion, comme Je n’étais pas là, puis Treize, écrits en paral­lèle avec Pré­misses et Tacles, je pense que je pour­rais très vite perdre tout prin­cipe de réa­lité, me fondre dans l’abstraction – de l’univers, de la struc­ture – de ce que j’écris et que je pour­rais m’y dis­soudre, m’y vola­ti­li­ser… Je me sens par­fois perdre pied, où l’univers que je traque, recherche et déniche par l’écriture prend le des­sus sur le réel vécu. C’est donc aussi pour cela que j’ai besoin de ces pauses que me sont mes récits-promenades à Tan­ger telles que Socco ou Achak­kar : j’y retrouve une cer­taine terre ferme sur laquelle je peux m’ancrer.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
Avant tout, ce fut la musique… Wag­ner, tout petit, que j’écoutais sur la pré­cieuse chaîne hi-fi de mes parents ! Là s’est fondé tout mon ima­gi­naire. Main­te­nant, je n’écoute plus jamais cette musique roman­tique alle­mande : je vis au soleil. Bach me bou­le­verse, Haen­del me toni­fie, Puc­cini me séduit, Debussy m’interroge. Et si je devais par­ler d’images, aujourd’hui, elles vien­draient de Giotto, de Piero de la Fran­cesca, de Zur­ba­ran, de Bel­lini… peut-être encore de Monet et de Matisse, de Twom­bly et d’œuvres d’amis tels que Kha­lil El Ghirb ou Ilias Sel­fati. Et sans doute beau­coup d’autres influences encore. Mais je n’ai pas d’autre image fon­da­trice ou ori­gi­nelle que le ciel bat­tant contre les hautes mon­tagnes de mon enfance.

Et votre pre­mière lec­ture ?
Sans doute Jules Vernes et Mel­ville, ou je ne sais quelle lit­té­ra­ture pour enfants, après avoir lu comme tout le monde « Le club des cinq » et « Le clan des sept » !!! Je me sou­viens très tôt d’une très belle édi­tion étran­ge­ment illus­trée d’ Alice au pays des mer­veilles que mon frère m’avait offerte pour un Noël, je crois. Ma pre­mière lec­ture sérieuse et édi­fiante fut Zola ! J’ai com­mencé à tout lire de Zola dès 9–10 ans… Niché des jour­nées entières sur le sofa, dans le salon au bout du bel appar­te­ment où vivait ma grand-mère, à ne pas vou­loir sor­tir me pro­me­ner pour pour­suivre mes lec­tures. Cela est fon­da­teur, mais j’ai dû aussi très vite me libé­rer de cet uni­vers… Ce qui fut sal­va­teur !!!
J’ai eu, ado­les­cent, une colos­sale pas­sion pour Mar­gue­rite Duras et pour Jean Genet. Puis il y eut un appé­tit féroce pour les clas­siques, tous les clas­siques. Puis ce fut un grand amour pour Paul Celan, Edmond Jabès, Pierre Klos­sowski, Louis-René des Forêts, Charles Juliet… J’étais aussi un peu amou­reux de Barthes et de Fou­cauld ; je ne com­pre­nais pas tout de Der­rida, sen­tant néan­moins qu’il y avait là plus de poé­sie que de cri­tique. J’ai tou­jours détesté Blan­chot, que je lisais quand même, le trou­vant ter­ri­ble­ment cas­tra­teur là où tout le monde le trouve fécond. Puis j’ai erré, à la recherche de nou­veaux auteurs sans en trou­ver réel­le­ment ; depuis quelques années, je découvre Boyer, Hae­nel, Michon, Ribou­let, Qui­gnard…
J’ai aussi passé beau­coup d’années à lire des choses inutiles et vaines, des pro­duits… N’oubliez pas que je vivais loin des centres de créa­tion lit­té­raire et qu’Internet est une inven­tion qui s’est popu­la­ri­sée récem­ment !!! Je déses­pé­rais de trou­ver de nou­veaux dieux, ne récol­tant que de bruyants hâbleurs, bien ven­dus par les médias comme « l’auteur ou le livre incon­tour­nable, qu’il ne faut sur­tout pas rater » !!! Quelle perte de temps et d’essence de soi-même !

Quelles musiques écoutez-vous ?
Tout, mais abso­lu­ment tout… Mon blog en témoigne. Par­fois je n’écoute plus rien, par fatigue d’écouter. Mais quand j’écoute, j’écoute tout, et tout m’est néces­saire pour ali­men­ter mon désir, mon plai­sir et mon écriture.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Les pre­mières pages de « Les mémoires d’Hadrien » de Mar­gue­rite Your­ce­nar. Mais je relis aussi tout le temps Proust, Celan, Char, Mal­larmé, Céline, Morand, Mal­a­parte. Et mes chers poètes arabes, Dar­wich en tête, sublime, et Laabi, Zrika, Khaïr-Eddine.

Quel film vous fait pleu­rer ?
Très bête­ment, “Out of Africa”. Je ne pleure jamais, ce n’est pas du tout dans mon mode d’être, mais rien qu’à entendre « I had a farm in Africa » : j’ai les larmes aux yeux. Mes cinéastes-cultes sont plus Godard, Fel­lini, Paso­lini, Anto­nioni, Tar­kowski, Lynch… mais ils ne m’ont jamais fait pleu­rer! Aujourd’hui, quand je regarde un film de Sau­tet, j’y dis­cerne des ambiances de mon enfance, alors for­cé­ment ça me touche.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
J’y vois le mort que je serai ! Je dis cela pour faire un clin d’œil vers l’ami Coc­teau. J’y vois un homme qui vieillit, qui a bien vécu, qui a fait le tour de bien des ques­tions et de bien des plai­sirs ; j’y vois quelqu’un qui n’a jamais été vrai­ment moi, mais qui n’est que moi… On est tel­le­ment loin de ce que l’on est. On est tou­jours un peu étran­ger à soi-même, non ?

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
À Jean-Luc Godard ! Pour lui dire quoi ? Mon immense res­pect ? Ma fas­ci­na­tion ? Tout ce que je lui dois ? Jeune homme, je tour­nai dans les rues de Gre­noble, aux abords des ate­liers de la fabrique de camé­ras Aaton, où il avait l’habitude de se rendre, dans l’espoir de le croi­ser. De toutes les façons, j’ai tou­jours été ter­ri­ble­ment déçu, voire blessé, par mes maîtres quand je les ai ren­con­trés… à part peut-être Ernest Pignon-Ernest, qui a le com­por­te­ment pro­fond humain et juste qui cor­res­pond à son œuvre.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Mes villes, arpen­tées et mythiques : Tan­ger, Alger, Alexan­drie, Jérusalem-Ramallah, Aqaba et Paris. Il me manque New-York, et j’aurais, je crois, des­siné ma géo­gra­phie du Tendre ! Mais je suis un médi­ter­ra­néen, je tourne autour de notre mer fon­da­trice, happé par sa force cen­tri­fuge, et ai toutes les dif­fi­cul­tés à lui échap­per… J’aime aussi tous les bords de mer, ceux de l’Atlantique, gris et infi­nis, si vivi­fiants, auprès des­quels on peut aller très loin en soi.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Avec Yan­nik Hae­nel, nous avons des pré­oc­cu­pa­tions très sem­blables, mais nous les expri­mons de façons très dif­fé­rentes, comme cela se passe avec Mathieu Ribou­let. Je suis bou­le­versé par Cy Twom­bly, mais sommes-nous proches ? Je ne le crois pas… Tous les noms que je vous ai don­nés aupa­ra­vant, de Giotto à Mal­a­parte, n’étaient pas cités du tout pour faire du name drop­ping, mais réel­le­ment parce qu’ils sont les noms de ceux dont je me sens proche, et qui sont en moi…

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Je dirais un an de moins plu­tôt qu’un de plus ! Mais c’est assez faux, parce que je m’aime vieillis­sant. Si je trouve de moins en moins de séré­nité par rap­port à l’agitation vaine et vio­lente du monde, je suis de plus en plus serein en ce qui me concerne. Mal­heu­reux du monde, mais serein de ma place dans le monde. Et cela, c’est sans doute l’âge. Dès l’adolescence, alors que je me trou­vais d’une lai­deur inex­pri­mable, je savais que je ferai un beau vieux !!! Je ne suis ni beau ni encore vrai­ment vieux, mais avec le temps les choses en moi trouvent de plus en plus et de mieux en mieux leur place : une cer­taine har­mo­nie, une cer­taine tran­quillité par­viennent à s’imposer en moi…

Que défendez-vous ?
La dignité, la jus­tice et le droit quand ce der­nier me semble légi­time. Et la beauté telle que je la vois, sans pré­tendre que ma vision puisse être uni­ver­selle. D’une façon prag­ma­tique, aussi, actuel­le­ment et dans un cadre très laïc, je défends l’islam que je connais et les musul­mans mes amis, car je vois que l’Occident et la France tout par­ti­cu­liè­re­ment déve­loppent à leur encontre une logique proche de celle qui régis­sait le rap­port de ces socié­tés au judaïsme autour des années 1935 : on se pré­pare à être capables d’un pogrom, pour des rai­sons sociales, géo­po­li­tiques et bas­se­ment poli­tiques: dès lors, puisque je le sais, puisque je suis un témoin et un acteur de mon temps, si je lais­sais ces choses se faire sans pro­tes­ter, j’endosserais le rôle d’un col­la­bo­ra­teur : le sta­tut le plus répu­gnant que je connaisse pour un être doué de conscience.
Dans cette même logique, j’ai passé quatre années com­plètes entre Jéru­sa­lem et Ramal­lah, et j’y ai été le témoin de tant d’injustice, de tant de men­songes, de tant de vio­lences, de tant d’usurpation et de mani­pu­la­tion de la part de l’occupation israé­lienne, que je n’ai pu qu’en reve­nir mili­tant pour la cause pales­ti­nienne, mal­gré tout mon amour pour la pen­sée juive. Mes plus proches amis, idéo­lo­giques en tout cas, sont main­te­nant mes amis juifs mili­tants pour que ne soit pas exé­cuté en leur nom un tel génocide.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
C’est de Lacan et c’est sur l’amour ? (rires) L’amour, c’est un somp­tueux moteur, mais c’est aussi bon de ne pas en avoir besoin. Il se doit être d’être un sup­plé­ment d’âme, une gâte­rie, une gour­man­dise, mais pas la base sur laquelle tout construire… On doit se construire sur soi-même, sur la soli­tude, et ensuite goû­ter au plai­sir de l’autre… Je dis cela, mais oh là là… qu’est-ce que j’ai pu aimer ! Quelles pas­sions ! Cela aussi, m’a construit…

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui, mais quelle était la ques­tion ?“
Je peux être encore plus hébraïque que Woody Allen, par pas­sion pour la pen­sée, ses cir­con­vo­lu­tions et ses déve­lop­pe­ments. Je dirais « La réponse est “ oui mais ”, quelle que soit la question !!! »

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Et Dieu dans tout ça ? Mais je garde la réponse pour un autre entre­tien (rires)… Nous avons tant de choses encore à nous raconter…

Entre­tien et pré­sen­ta­tion réa­li­sés par jean-paul gavard-perrret pour lelitteraire.com, le 10 juin 2018.

1 Comment

Filed under Entretiens, Poésie

One Response to Philippe Guiguet-Bologne entre rêve, fantaisie, ascétisme et désarroi : entretien avec l’auteur

  1. Villeneuve

    Copieux ! Copieux ! Et savou­reux . Entre­tien digne d’un livre de sou­tien aux déses­pé­rés de la vie . Longue , intel­li­gente et sym­pa­thique fan­tai­sie . Gui­guet dépasse JPGP sur le fond , la forme et l’impeccabilité des confi­dences .
    Fal­lait le faire !

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