Onze ans après Casaluna et la beauté de la Corse, Joël Bastard a l’honneur (très mérité) de rejoindre à nouveau la collection Blanche. Celui qui, longtemps, a pensé qu’il avait trouvé dans l’Ile de Beauté le lieu où écrivait-il « J’aurais pu m’arrêter d’écrire », poursuit sa route : « J’évolue avec ce que je suis en train d’écrire, j’avance, je marche avec mon écriture » ajoute l’auteur.
Au-delà de la part autobiographique, par son langage, il rejoint l’universel à travers sa poésie en prose dont la part obscure est vite dissipée. La beauté des choses, le goût des paysages, le monde animal, la géographie des signes sont évoqués « dans la cadence intime des allusions inouïes ». Fidèle à son art poétique, il crée ce qu’il demande aux hommes (car il existe en chacun d’eux un poète) : « Décollez les images démolies et pesantes » pour chanter ce qui, sans cet effort, demeure muet.
Il convient donc de se méfier lorsque Bastard affirme qu‘il « envisage l’écriture comme un bricolage ». Il a beau évoquer ses « morceaux de scotch » : c’est bien plus compliqué que cela. Peu à peu, un théâtre d’ombres et de marionnettes s’anime au sein d’un certain panthéisme qui balaye les acquis. « J’espère l’image du lynx pour tout cela » disait-il naguère. C’est sans doute( et désormais trop) violent même s’il existe un côté félin chez un tel poète fidèle à la lumière intérieure qui le conduit « mieux qu’un paysage dans le temps. ». C’est tout dire. Preuve qu’il existe du Lao Tseu dans cette poésie de l’immersion qui refuse tout enkystement.
Pour Bastard, les seuls souvenirs possibles sont ceux qui s’engrangent dans l’espace avec souplesse, sans secours et sans envolées. Dans ce but, le poète refuse « les embarcations toutes faites ». Ce pourquoi il a souvent travaillé (entre autres dans les éditions « Collection Mémoires » d’Eric Coisel) avec des artistes originaux connus ou méconnus tel que Joël Leick, Evelyn Gerbaud, Tony Soulié, Jean-Luc Parant, Koschmider, Jephan de Villiers, Mylène Besson. En solo ou avec eux, il reste attentif à la faiblesse, la déliquescence. Mais, dans sa vocation pacifique, il les transforme en moments de grâce dont il sait profiter. Le souffle retenu, avant les larges coulées des vents, les murmures de la mer et leurs fécondes démences, il retient leur inconstance native.
jean-paul gavard-perret
Joël Bastard, Des lézards, des liqueurs, Gallimard, collection Blanche, , 2018.