Le poème se veut ici celui du langage contre la destruction. Il devient le biais nécessaire à une réémergence. La langue agit et déplace en un combat invisible. Elle impose sa scansion à la fois dans et contre le temps. Une femme s’y débat avec colère dans les décombres, là où la nuit, « les chiens jaunes du désert » marchent « vers les ordures de chaque adresse » au sein du chaos sans dénouement.
Demeurent pourtant la vie, son miracle dans les « foulards de soie du marché » même si tout va à vau-l’eau au milieu de patrouilleurs en des rues défoncées.
Par ces scansions et ses itérations, le poème érige le grand chant d’amour qui perdure et veut croire au futur : « je serai ce que je deviens / je deviens ce que je suis – je suis / en toi advenue Bagdad — / et tous les lendemains / en ma vie advenue ». Pour parler de ce chant, et non sans raison, Jean-Pierre Faye fait référence à « La Ballade des pendus ». Existe dans les deux cas la marche vers l’inexorable là où par la richesse de sa langue le poème reste une lutte plus qu’un engagement.
La différence est majeure entre la posture résistante et celle sécurisante du poème « engagé ». Ici, le texte ne donne pas de clé. Mais il parie sur un futur qui, à l’esprit et ses spéculations, préfère le cœur libéré des idéologies. Elles n’ont comme mots d’ordre que des classifications hasardeuses mais se prennent pour définitives dans leur niveau d’abstraction qui ignore le vivant, ses faims premières, ses famines.
C’est pourquoi ici une femme parle : elle sent tout ce qui manque beaucoup plus que les hommes qui, sous leurs bravades, s’appuient sur elle. Son chant par sa nature même devient la philosophie rebelle à tout effet, la seule philosophie de l’histoire digne de ce nom. Le livre se situe donc dans la droite ligne de Jean-Pierre Faye. Il est un des rares penseurs à avoir su quitter des dichotomies illusoires et parfois crapuleuses tout comme les épuisements programmés et actés des idéologies « vertueuses » et tueuses.
Bagdad sous l’ordure restera l’antidote au dangereux cycle des chants dits prophétiques et leurs apologies d’injustice, violence, tromperie. Dominique Dou permet un autre registre de langage. Il y a là « les deux côtés de la limite » dont parlait Wittgenstein. Le parcours devient multiple pour suivre l’explosion de la ville. Le livre en devient le cri proféré crescendo.
Il scande la lente érection du corps pour une montée orgasmique de la vie face au crime institutionnalisé. L’auteur tente d’en venir à bout et son poème représente le lieu de l’expérience de l’Histoire, sa mémoire mais aussi l’anticipation.
Le livre rend compte du lieu mais aussi du corps même, et du corps qui produit le corps. La situation de l’être comme de la ville se détourne de son néant : le poème en représente la rature dans sa pulsion d’existence et de lutte que celle-ci exige.
jean-paul gavard-perret
Dominique Dou, Bagdad sous l’ordure, postface de Jean-Pierre Faye, Editions Henry, coll. Les écrits du Nord, Montreuil sur Mer, 2017, 46 p. — 10,00 €. 2017.