Qu’on ne s’y trompe pas : le dialogue proposé par Jaffeux et ses combinaisons aléatoires dépassent largement un pur jeu oulipien. D’autant qu’un « IL » intercalaire vient troubler la pièce (si pièce il y a) et interrompre le dialogue composé de 1222 répliques qui seront dites par 26 acteurs (13 pour chacun des personnages).
Néanmoins, dans cette proposition de performance locutoire nul n’est tenu à un texte stricte : les répliques peuvent être supprimées aux desiderata du locuteur et peuvent s’émettre selon un ordre parfaitement aléatoire afin de faire jaillir des cris uniquement aphasiques au sein de dérobades programmées sans coups férir. Elles font du théâtre un parfait univers chaosmique à la rencontre de la didascalie du silence
Mais il y a plus ; au dialogue (du moins ce qu’il en reste — euphémisme) se substitue une pléthore totale d’indications « scéniques ». Le « nous » des dialogueurs est perturbé dans « ce théâtre sans but » par des « explosions interlinéaires du mutisme » de cet « IL ». Il est mis sinon en scène du moins en pages par « l’extraction des décalages souterrains » (et uniquement tels) des deux « actants » dont les incarnations peuvent jaillir de partout comme de nulle part.
Seule (ou presque) la matière du silence de cet « autre » importun — mais axe implicite et central — crée un trio du fantôme. Le texte devient une errance quasiment programmatique dont le mugissement reste une vue comique de l’esprit. Existe un détournement dont « la communauté de lettres » transgresse le dialogue jusqu’à le rendre impossible…
Ce théâtre sans théâtre est constitué des plus inaudibles appels, de fuites, à l’humour corrosif et impertinent. Philippe Jaffeux s’amuse et nous abuse de sa farce aux fuites plus que foirades impalpables. Mais pour notre propre plaisir. Si bien que notre imaginaire d’attente est berné par une réalité dérisoirement et subtilement régressive.
Cela reste d’un plaisir constant, une fête pour l’esprit, là où toutes pompes et circonstances sont prises de cours. Coursives et courts-circuits de la logique de tout cursus dramatique permettent de rompre avec le flot de nos « consciences abrutissantes ». Que demander de mieux puisque le régal d’une fantaisie verbale aphasique est zénithal ?
jean-paul gavard-perret
Philippe Jaffeux, Deux, Editions Tinbad, coll. Théâtre, Paris, 2017, 234 p. — 21,00 €.