Directrice des éditions Théâtre Typographique et donc avide des textes les plus travaillés et exigeants, Bénédicte Vilgrain poursuit depuis le début du siècle la création d’un livre qui demeure un sempiternel « work in progress ». L’auteur depuis « Ka, chapitre un », reprend, écrit, réécrit, traduit et « intraduit » sa Grammaire tibétaine dont elle donne ici un fragment du chapitre 11. Celle qui avoue « Depuis le commencement non je n’ai pas été / ce qui émerge de soi » présente son travail de plusieurs manières et sous divers angles : performance et traduction, conférence et fable, fabrique du traité de grammaire et interprétation du monde.Se découvre un monde étrange, fascinant et qui nous échappe. Avant ce travail, elle avait déjà traduit (chez Fata Morgana) La Raison de l’oiseau, poèmes du sixième Dalaï Lama (1683–1707). Elle reprend en quelque sorte l’envergure et la contrainte du maître spirituel tibétain qui rechercha toujours par des formes contraintes à créer des poèmes-chants où chaque mot est une sorte de clé métaphorique.
L’approche du monde s’y fait sous le mode autant de l’élégie que de la fulguration en une langue où les sons articulés qui forment les consonnes ne se prononcent pas autrement qu’accompagnés d’une libération continue de l’air. Cette émission de l’air produit, en fonction des degrés de l’ouverture buccale, différentes sonorités parfaitement distinctes et rigoureusement liées.
La « Grammaire » de celle qui est autant poétesse que savante permet de se rapprocher et de faire comprendre une langue fort éloignée du français : dans notre langue, une logique fait loi, dans le Tibétain le logos devient en quelque sorte absent pour donner lieu à une interprétation bien différente accordée aux signes, leurs variations sonores et au monde qu’ils représentent. C’est pourquoi sa «Grammaire» est bien plus qu’un glossaire ou un manuel pratique.
L’esprit fondateur de l’esprit de la langue tibétaine — attribuée à Thonmi Sambhota, supplétif du roi Srontsen Gampo (VIIe siècle) et fidèle aux “règles” bouddhiques — y apparaît non en un discours pédagogique. Bénédicte Vilgrain choisit un accès poétique fait par exemple des repères de dictons et fabliaux où l’épreuve de l’étranger prend des figures où l’éloignement fait néanmoins effet de proximité.
jean-paul gavard-perret
Bénédicte Vilgrain, Une Grammaire tibétaine, Contrat Maint, Toulouse 2017.