L’insondable n’appartient pas au domaine de l’historien
L’archiduc François-Ferdinand appartient à la longue liste des princes héritiers qui ne sont jamais montés sur le trône, fournissant aux contemporains comme aux historiens matière à spéculation sur ce qu’aurait été leur règne. Sa mort tragique à Sarajevo et surtout ses conséquences effroyables sur l’histoire de l’Europe et du monde le font connaître du grand public. Or, sa mort éclipse une vie très intéressante à étudier.
La personnalité de cet homme ne suscite guère de sympathie au premier abord. Son impulsivité est légendaire autant que le sont ses accès de colère. D’une rancune tenace, il ne pardonne aucune offense, malgré sa foi catholique profonde et sincère. Il cultive de nombreuses inimités, déteste un nombre incalculable de peuples (les Américains, les Italiens, les Serbes, les Hongrois, les Polonais), exige de ses hommes liges une fidélité sans failles. Paranoïaque, il voit des ennemis partout, y compris au sein de sa famille. Il reste toute sa vie un homme guère populaire chez ses futurs sujets.
Il est vrai que François-Ferdinand n’a pas eu une enfance et une jeunesse faciles. Très tôt orphelin de mère, mal aimé et malade de la tuberculose, il est élevé selon les durs préceptes habsbourgeois, aux côtés d’un frère très différent de lui.
Son impatience à succéder à l’immortel François-Joseph le pousse à connaître les dossiers de l’Empire, à s’interroger sur les maux du vieil édifice, à réfléchir sur les remèdes susceptibles d’y remédier. Grâce à Jean-Paul Bled, on s’aperçoit que dans ce domaine la messe n’est pas dite. Le projet trialiste dont on en fait très souvent le promoteur n’est qu’une hypothèse parmi d’autres. Pour autant, le temps limité qu’il consacre à l’étude en profondeur des dossiers laisse dubitatif sur sa maîtrise des affaires.
Cet homme colérique et implacable est aussi un époux fidèle et attentionné, ainsi qu’un père aimant et attentif. En revenant sur les péripéties de son amour avec Sophie Chotek, et de leur mariage morganatique, Jean-Paul Bled nous livre une description détaillée des principes régissant les mariages chez les Habsbourg et la force de caractère qu’il a fallu à l’archiduc pour vaincre l’hostilité de l’Empereur et de la Cour, hostilité d’ailleurs qui ne s’éteindra jamais. Les humiliantes funérailles du couple en 1914 en font foi.
A travers cette biographie de François-Ferdinand, le lecteur traverse les décennies qui mènent à la Grande Guerre et se trouve plongé dans les arcanes de la vie politique austro-hongroise, toujours décrites avec clarté. L’étude des différents projets de réorganisation de l’Empire soumis à l’héritier par ses collaborateurs nous permet de comprendre la difficulté à réformer le système dualiste, à faire toute leur place aux peuples de la Monarchie.
Il existe, chez François-Ferdinand, une cohérence politique, tant sur le plan intérieur qu’extérieur qui aurait donné à son règne une configuration particulière, en rupture avec son prédécesseur. Mais aurait-il été un grand monarque ? On peut se poser la question. Ses conceptions politiques comme son autoritarisme ne correspondaient plus aux tendances profondes qui traversaient les peuples européens. Son irrésolution l’aurait handicapé autant que son incapacité à accepter la contradiction.
Sa route s’est arrêtée à Sarajevo. On n’en saura pas plus. Jean-Paul bled ne résiste pas à la tentation des hypothèses. Mais avec la prudence inhérente à sa qualité de scientifique, il en tourne rapidement la page. L’insondable n’appartient pas au domaine de l’historien.
frederic le moal
Jean-Paul Bled, François-Ferdinand d’Autriche, Tallandier, septembre 2012, 366 p. - 23.90 €