Un noir bunker entre éclat et fulguration
Avec Anacoluthe, le photographe et le poète proposent une œuvre “en repons” : à la magie des mots fait écho celle des lignes, des formes, des volumes et des lieux. Tout devient signe pour “contourner l’éphémère”, comme l’écrit Laurent Grison. Voûtes, blocs, cryptes, galeries souterraines ou à ciel ouvert, escaliers, passerelles — en leur confrontation au poème compagnon de leur présence — jouent du contrepoint, ferraillent “au royaume des contraires “, là où tout demeure à l’état de vide et de déréliction dans le “pas du pas” cher à Blanchot.
L’incorporation par effet optique se double du trompe-l’œil que le texte impose. Court (tercet dont beaucoup de vers se limite à un mot), il coupe le verbiage là où la photographie refuse tout panorama large au paysage. Mais chaque lieu délaissé devient un état pulsé dont la source d’inspiration reste d’abord le livre lui-même. Son agencement sous forme de noir bunker n’est pas anodin. Sous ses murailles nulle violence pourtant. Le propos reste de l’ordre du frôlement, de l’écharpe dans le fragment visuel ou phrastique.
L’architecture du livre n’a rien d’innocente. Par la lumière qui baigne de blanc chaque texte et photographie, le lecteur glisse d’un monde étonnamment plat à celui d’une perte de ses repères. Ce changement de dimension permet de franchir une frontière : ce qui touche à notre angoisse du lieu et de la « verrue de verre » du fragment poétique atteint aussi à notre plaisir, à notre jouissance.
Chaque photographie devient une traversée du temps, et chaque poème celle de l’espace. S’y engendrent le sens non prévu (parfois dérivé) et le vertige angoissant à travers l’émotion froide des deux médiums. Paradoxalement, le monde se réanime, sort d’un vide cadavérique comme de “l’horizon sédentaire” là où sont exclues la pure illusion et la simple transgression.
Restent l’éclat et la fulguration. Celle-ci devient cistercienne par l’économie minimaliste de l’œuvre à quatre mains.
jean-paul gavard-perret
Laurent Grison & Nathan R. Grison, Anacoluthe, Edition Apeiron, Saint Junien, 2016 — 25,00 €.