Le triangle d’Hiver confirme tout le bien que l’on trouvait à la première fiction (Viviane Elisabeth Fauville) de Julia Deck et elle s’inscrit dans ce que certains nomment le nouveau « nouveau roman » avec Echenoz, Courtade, Comment et quelques autres. Celle qui se fait appeler ici « Mademoiselle », non par simple anonymat mais par référence cinématographique, refuse de travailler et de payer ses dettes. Empruntant nom et prénom d’une romancière (B.B. entendons Bérénice Beaurivage), elle quitte sa ville et rencontre un inspecteur dont elle devient sine die amoureuse. Mais l’homme est courtisé par une autre femme (journaliste) qui veut démasquer l’usurpatrice. Néanmoins, de chaque côté du triangle tout se complique…
Une nouvelle fois la romancière tourne autour du « crime » et de l’impunité. Mais, contrairement à son premier livre, les protagonistes ont de bonnes raisons d’en vouloir aux deux autres. La psychanalyse n’est jamais loin ; l’introspection et le « drame » prennent ici des chemins imprévus et une littéralité d’écriture rare.
Surgit une intrigue policière qui n’en est pas vraiment une mais qui conduit le lecteur en un jeu à trois bandes dans lequel l’auteur continue de manipuler les stéréotypes et codes du genre romanesque. L’histoire n’est plus une fin en elle-même malgré les efforts que fait le trio. Le texte déplace tout le temps ce que demanderait l’intrigue pour des adjacences à la Robbe-Grillet (Des « Gommes » comme du « Triangle d’Or »). Pourtant, l’humour rapproche ce roman de Kafka. Et plus particulièrement de celui du « Procès » et de « L’Amérique ».
Fidèle à son attention maniaque à la description des lieux (si bien que les Editions de Minuit ne pouvaient rater une telle auteure !), Julia Deck, moins que de localiser l’intrigue, joue avec le lecteur comme une chatte avec ses souris. Mais le décor permet aussi de proposer un contrepoint aux « délires » qui emportent les protagonistes. Ils ont bien besoin de tels repères pour faire de la réalité autre chose qu’un vague symptôme. D’autant que, pour une romancière, le réel est trouble : « Les romancières ignorent les réveils à l’aube pour emprunter d‘épouvantables transports en commun »… Levées à l’heure qui leur plaît, tout peut basculer très vite.
Julia Beck en profite. Pour elle — en dépit de la spécificité de son art -, les formes convoquées et les objets qui les composent n’ont plus nécessairement besoin d’être ” présentables “. Les incarnations ne sont jamais envisagées dans leurs seules distances respectables. L’auteure s’approche, pénètre le signe comme objet de ses curiosités. Il devient la cavité de ses orbites, la profondeur mais aussi les trous de sens qu’il est supposé indiquer. Si bien que si (nous disons bien SI) la vengeance est un plat qui se mange froid, celui-ci pourrait devenir un plat d’aluminium dans lequel mitonneraient des sortes de tomates aquarellisées.
Au caractère stratifié, cimenté du roman « classique » la créatrice mêle diverses matières, plusieurs systèmes de contact et de lecture. S’impose alors l’idée de l’oignon (que Léonard de Vinci lui-même n’avait pas hésité à convoquer) afin d’illustrer l’investigation et la métamorphose que propose la ” trivialité ” positive, concrète mais poétique d’une telle approche. L’auteure fend le réel comme des oignons pour en distinguer le maximum de tuniques ou pelures qui forment ses cercles concentriques et que la société en sa grammaire a superposées. Elle montre de la sorte que le monde — comme l’oignon — n’est pas une boîte. Ce qu’il contient est multiple en son paradoxe pelliculaire. Chacune de ses ” écorces ” devient un centre une et une périphérie. La fiction, en son triangle équilatéral, dessine ce qui enveloppe le lecteur et l’histoire où il est entraîné selon une modalité drôle et surprenante. Voici un des grands romans de l’année.
jean-paul gavard-perret
Julia Deck, Le Triangle d’Hiver, Editions de Minuit, Paris, 2014, 176 p. — 14,00 €.
Je me demande si nous avons lu le même roman
Quelle imagination dans cette critique
Vous auriez du écrire le roman que vous décrivez si bien , peut être me serais je moins ennuyée
je suis d’accord avec la remarque d’Helson.
Je ne vois dans ce livre qu’une pâle imitation de Marguerite Duras.