
Actes Sud – Décès d’Howard Buten
Un numéro de music-hall de quelques minutes, créé en 1973, et Buffo était né ! Il ne demandait qu’à grandir. Buffo, pitre céleste, danseur, chanteur et musicien, a promené sa silhouette fragile à travers le monde. Dans l’ouvrage publié chez Actes Sud en 2005, Howard Buten a offert un éclairage intime à l’histoire de son drôle de clown, depuis ses premiers pas aux États-Unis jusqu’à son envol en France. »
Né en 1950 à Détroit (Michigan), Howard Buten a mené de front, aux États-Unis puis en France, trois carrières qu’il a tenu à séparer clairement. Le jour, il était psychologue clinicien à Saint-Denis et consacrait sa vie aux enfants autistes dans le centre Adam Shelton qu’il a créé en 1996. Le soir, il se transformait en Buffo, la nuit était réservée à l’écriture.
Après son best-seller en 1981, Quand j’avais cinq ans, je m’ai tué, il a publié six autres romans, tous traduits par Jean-Pierre Carasso, aux éditions du Seuil (Le Cœur sous le rouleau compresseur en 1984, Monsieur Butterfly en 1987, Il faudra bien le couvrir en 1989) et aux éditions de l’Olivier (Histoire de Rofo, clown coécrit avec Jean-Pierre Carasso en 1991, C’était mieux avant en 1994, Quand est-ce qu’on arrive ? en 2000), ainsi que des ouvrages sur les autistes (Ces enfants qui ne viennent pas d’une autre planète : les autistes, 1995 chez Gallimard Jeunesse et Il y a quelqu’un là-dedans : des autismes chez Odile Jacob, 2003).
Nancy Huston a souhaité lui rendre un dernier hommage dans un très beau texte, « Danse des molécules »:
Danse des molécules, danse des neurones, qui font que nous sommes ou croyons être ceci ou cela ; danse des souvenirs qui vont et viennent, affleurent et sombrent, nous constituent un moment puis se dissolvent, se dispersent, deviennent lettres flottantes, bribes de couleur, éther. Howard tu viens de « passer dans la pièce à côté » comme disait l’autre, et tu m’en deviens subitement plus présent : alors qu’on s’est perdu de vie depuis treize ans se réveillent et s’animent dans mon cerveau aujourd’hui mille souvenirs de toi.
Howard ! ami ! camarade ! grand frère en bilinguisme, biculturalisme et exil ! Electron libre aux métiers multiples ! Clown et psy, violoniste et romancier, grand amoureux et grand dépressif, et foin du besoin maladif du cloisonnement chez les Français !
Je me souviens du jour où, fier à juste titre, tu m’as fait visiter le « Centre Adam Shelton » qui venait d’ouvrir à Saint-Denis, demi-pension pour adolescent.es atteint.es de troubles du spectre de l’autisme, nommé d’après un de tes premiers patients. En m’accompagnant à la sortie après la visite, voyant un jeune en train de gesticuler en marmonnant devant la porte, tu lui as lancé : « Tu es bloqué ? Et qu’est-ce qu’on fait quand on est bloqué ? Mais oui ! On danse !! » L’attrapant dans tes bras, tu l’as entraîné dans une valse endiablée qui a fini par le propulser, hilare, de l’autre côté de la barrière.
Je me souviens que, venant me rejoindre à Montréal, à Quimper ou à la Vieille Grille dans la 5e arrondissement de Paris, jouant Thelonius Monk face à mon Gesualdo dans Les Dissonants, un spectacle sur les musiciens et la folie, tu n’avais jamais le trac. Tu pouvais lire le journal jusqu’à trente secondes avant ton entrée en scène.
Je me souviens de t’avoir croisé par hasard à Avignon très tard le soir, assis seul à une terrasse de café. Tu venais de donner Buffo pour la trois millième fois environ, incarnant magistralement en ce personnage notre désarroi, notre timidité, notre maladresse et notre soif d’amour à nous tous – mais cette fois-là tu avais eu un trou. « Trou noir, m’as-tu dit, secoué. Ce n’est pas que je ne savais pas où j’en étais dans le spectacle, je ne savais plus où j’étais tout court… ni qui. »
Avant, après, peu importe : je me souviens de belles fêtes chez nos amis communs. Leur fils adolescent, neuroatypique, t’enchantait en composant et en recomposant la liste des invités: à cette fête-ci, à la suivante, et à la suivante encore. Que la fête commence ! J’aurais tant aimé que tu puisses rencontrer ma première petite-fille Sofia, dont les difficultés de corps et d’esprit ont transformé en bien toute la famille.
Je me souviens de nos matinées de fous-rires passées à chercher des rimes et calembours en traduisant les chansons de ta comédie musicale Quand j’avais cinq ans je m’ai tué. Le spectacle n’a jamais existé ; nos rires, si ! Je me souviens qu’un jour, arpentant bras dessus, bras dessous les rues archifamilières de ton quartier à New York, on s’est perdu….
Je me souviens d’un soir où, attablés dans un restaurant rue du Faubourg du Temple à Paris, nos trous de mémoire sont devenus le tissu même de notre conversation. En sortant tes sous pour m’inviter à la fin du repas, tu as renversé un verre, faisant gicler du vin rouge sur la nappe blanche et ma chemise tout aussi blanche. Ébahi, il a été, le serveur, de nous voir rire aux éclats, et soufflé, ensuite, de découvrir la générosité de ton pourboire.
Je me souviens de ta fidélité, en amitié comme en amour.
Ça a été une joie absolue de participer, un moment – avec toi, Howard Buten, Buffo, Thelonius, Ben, et ainsi de suite –, à cette danse des molécules et des synapses qui vient de s’interrompre, et que les gens appelleront désormais « ta vie ».
Nancy Huston