Du langage-doigt au dérèglement du sens : Pierre & Ilse Garnier et l’avenir de la poésie
A ceux qui attendent du livre du couple Garnier un récit historique, il est demandé de passer outre. Du « texte » tel qu’il est généralement imaginé ne reste que son avatar ou plutôt sa révolution. Les Garnier se retrouvent dans le meilleur de la poésie spatialiste dont ils furent les instigateurs et dont les formes semblent soufflées sur le support papier et comme exhalées par celui-ci. L’écriture est essentiellement visuelle sans pour autant que les auteurs succombent au vertige des traitements électroniques et leur magie. C’est sur leur vieille machine à écrire que les deux créateurs composent une modélisation comparable à plus d’un titre à ce qui se conçoit dans l’écriture numérique. Les créateurs prouvent que l’aléatoire n’est en rien le hasard. Il est le fruit d’une écriture concertée, mobile, à mouvements dont auras, traces ou pans surgissent en un monochromatisme aérien et comme impalpable mais parfois arrimé par quelques éléments plus « durs » où le regard tente de s’accrocher comme à un nœud.
La récupération du lettrisme par le spatialisme et sa géométrie dans l’espace n’est jamais un bricolage. Le seul à peu près est (à dessein) sentimental. C’est une manière de donner une version graphique ironisée de Tristan et Yseult via La Pucelle et Othon III. Surgissent de l’ « histoire » décliné en un double opuscule des courants d’effluves, des déplacements et des délocalisations. Ce qui suinte de lignes ou pans graphico-plastiques prend du jeu dans la cuirasse. Comme dans des textes plus « classiques » des auteurs, une robe devient par exemple une protection provisoire afin qu’un chien ne plaque sa langue sur le sexe des femmes. Bref, le spatialisme spartiate provoque la transsubstantiation du pouvoir idéalisant comme fantasmatique de la littérature. Elle se met à baver en divagant. Et c’est un régal.
Les flux dynamiques et statiques créent une étrange iconologie. Elle nous « regarde» dans ses déplacements, ses glissement et ce qu’ils laissent dans l’ombre. Chaque page renvoie à son propre pouvoir de reconfigurer la hantise en proposant plus une direction qu’un sens. Ce dernier n’est plus donné à lire mais à regarder. La puissance d’un tel corps-texte est de forcer le cortex. Moins délirante qu’il n’y paraît, la poésie devient néanmoins convulsive. Les mots possèdent un impact inédit. Il ne s’agit plus de lire en longeant le talus des lignes d’un langage-doigt. Il s’agit d’en remodeler l’argile.
Y circule un signifiant caché. Il tient sa force du champ d’aimantation plastique. Une telle poésie cherche donc la proximité de la pulsion. Elle est muée par une puissance pénétrante, intrusive, venimeuse. C’est une langue de feu sacré tissée en torsades et échos épars où se laissent capturer les linéaments de la plastique de Jeanne. Il en sort non un goût de mère mais de mer immense dont la surface fait peau neuve.
jean-paul gavard-perret
Pierre & Ilse Garnier, Jeanne d’Arc et Othon III, Editions Derrière la Salle de bain, Rouen, 2013 — 30,00 €.