Wael Kadour, Chroniques d’une ville qu’on croit connaître

Inter­ro­ga­toire

Cette pièce, au-delà de sa valeur his­to­rique et de témoi­gnage d’une période très noire de la Syrie actuelle, s’appuie sur un prin­cipe dra­ma­tique : l’interrogatoire.
Je dis au-delà, mais il faut comp­ter quand même la guerre civile dans ce pays tyran­nisé, en proie à des bru­ta­li­tés inouïes, pour com­prendre que cette pièce de théâtre fait allé­geance à la sur­veillance, à la traque, dont les prin­cipes sous-jacents d’une société deve­nue auto­ri­taire, en proie aux démons de la tor­ture et de la claus­tra­tion des asiles, des pri­sons, fabriquent une forme de réel.

Paral­lè­le­ment, on voit des per­son­nages épris, amou­reux, han­tés par le sexe phy­sique, volon­tai­re­ment enga­gés en une quête de vérité, des sen­ti­ments humains d’union. Mais pour cela, il faut flir­ter avec la mort, l’angoisse, le sui­cide, dan­ser jusqu’à l’apocalypse.
Ici, des per­son­nages qui dépriment, qui s’inventent des vies, qui mentent sciem­ment, qui sont cha­hu­tés par un contexte de guerre — on le res­sent d’autant mieux que cette Syrie qui est l’arrière-plan de ce texte, semble un pays où per­sonne ne donne libre­ment son opi­nion. Le secret du théâtre rend pos­sible la vie, car c’est par la vie que le théâtre agit. La vie sur scène est capable de faire naître des pas­sions et des monstres.

Ce qui reste déter­mi­nant, c’est la vio­lence. Un tel inter­roge un tel. La mort d’une telle se double du men­songe d’une autre telle. L’on voit com­ment même la sexua­lité se double d’un dan­ger social. L’on voit comme une pro­po­si­tion éro­tique peut deve­nir un feu ter­rible. L’on voit com­ment l’amour phy­sique met en péril un sys­tème poli­tique.
L’on s’interroge sur les limites phy­sio­lo­giques de l’ivresse du sang. C’est l’aveu. Lui seul libère suf­fi­sam­ment. Lui seul peut exté­rio­ri­ser une anxiété folle. Lui seul reste l’objet du vrai et du faux. Lui seul fait vivre ou mourir.

Et puisqu’il s’agit de théâtre, je fini­rai ces lignes en disant que cette pièce est très cer­tai­ne­ment une tra­gé­die. Une pur­ga­tion de la crainte et de la pitié. Elle élève l’âme du spec­ta­teur. Elle ouvre sur des mondes. Elle dénonce un sys­tème poli­tique sans jamais par­ler de poli­tique. Elle fait l’aveu de sa supé­rio­rité sur le réel. Elle nous conduit au péril et nous en répare.

Le fort a pris goût à l’affaire et a dit aux autres sol­dats : « celui qui appro­chera de ce jeune homme, je lui bai­se­rai sa mère. » En effet, on les voyait ensemble aux repos, à la can­tine, en promenade.

Le faible s’est senti en sécu­rité et n’a plus pleuré. Et le fort a arrêté d’agresser les autres.

Je me suis mis à les sur­veiller. Une fois je les ai aper­çus la nuit en train de faire l’amour entre les arbres… Ils étaient à poil … enla­cés, à s’embrasser sur la bouche comme des amants.

Le matin, j’ai pré­venu le brigadier.

Je lui ai dit de les virer ou de les pré­sen­ter au tri­bu­nal militaire.

Il m’a répondu : « T’inquiète !

Ras­semble les sol­dats le soir sur la place. »

Il fai­sait très froid… en des­sous de zéro.

Le bri­ga­dier a dit :

« Que les deux sol­dats amou­reux qui baisent ensemble

Nous fassent l’honneur de sor­tir du rang. »

Per­sonne n’a bougé

Il m’a fixé et dit : « Mon­sieur le lieu­te­nant, qui sont-ils ? »

Je ne pou­vais rien faire.

Je les ai mon­trés du doigt et nommés.

Il les a mis tout nus, debout, face à face, et a dit :

« Embrassez-vous sur la bouche devant tout le monde, enculés. »

didier ayres

Wael Kadour, Chro­niques d’une ville qu’on croit connaître, trad. Nabil Bou­tros, éd. L’Espace d’un ins­tant, 2023 — 15,00 €.

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