Ian De Toffoli, Trilogie du Luxembourg – Confins

 Jeu des contraires

L’un des prin­ci­paux plai­sirs à lire cette pièce de I. De Tof­foli, en tout cas pour Confins, le troi­sième volet de sa tri­lo­gie luxem­bour­geoise, réside dans l’affrontement des réa­li­tés et des sym­boles.
De cette manière, j’ai consti­tué des binômes — à par­tir de ce frot­te­ment entre le réel et l’invention — qui forment des enti­tés de sens, que le lec­teur a le temps de s’approprier — en dif­fé­rant par­fois ma lec­ture ou reve­nant plu­sieurs fois sur une même réplique par exemple.
L’on ima­gine aisé­ment le spec­tacle où une dia­lec­tique s’installe — à l’image sans doute d’une pièce brech­tienne (?). Ce qui veut dire, une forme de repré­sen­ta­tion poli­tique et sociale.

Je résume ce que j’appelle des oppo­si­tions — venant de l’analyse fil­mique notam­ment. La petite histoire/la grande his­toire, le détail/le géné­ral, le punctum/la tota­lité, le gros plan/le plan large, la focale/le tra­vel­ling, ici et maintenant/hier ou demain, un petit pays/l’Europe, plus tôt/plus tard, la voix/l’orchestre, récit/mythe, poésie/prose, parole de tous les jours/discours poli­tique, aven­ture personnelle/épopée.
Et c’est dans cet échange entre deux valeurs que se situe l’intérêt dramaturgique.

RICCARDO — … alors qu’il n’en vient même pas et qu’il devrait plu­tôt dire : « Je pars en Ita­lie. » Il sera à jamais à che­val entre une vie vécue et une autre non vécue, rêvée, dans un entre-deux. Il aura une iden­tité instable. Pour les Luxem­bour­geois, il sera tou­jours un sale bouf­feur de maca­ro­nis, ou de spa­ghet­tis, parce que c’est comme ça qu’ils disent, au Luxem­bourg, bouf­feurs de spa­ghet­tis, et, pour ses proches, la par­tie de la famille res­tée en Ita­lie, il ne sera jamais rien d’autre qu’un étran­ger, quelqu’un en visite, né là-bas, là-haut, et les gens dans la rue, à Forli, à Rimini, à Ravenne, ils diront : « D’in do vàl e Vost azènt ? E fa propi muri ! »

Ce cli­vage auto­rise le liseur à se glis­ser dans cet inter­valle, voir com­ment l’histoire de la construc­tion euro­péenne recoupe des his­toires indi­vi­duelles qui se rap­portent plus ou moins au des­tin des tra­vailleurs des mines du Grand-Duché du Luxem­bourg.
Ces Ita­liens pauvres, sujets à des oppres­sions, des spo­lia­tions, exploi­ta­tions, enclins à un racisme et beau­coup d’idées pré­con­çues, sont ici trai­tés avec décence et amour.

Ainsi, les dis­cours poli­tiques (je ne sais pas s’ils sont authen­tiques ou réécrits par le dra­ma­turge) sonnent comme la chan­son dans le théâtre de Brecht, c’est-à-dire uti­lité des moments vacants condui­sant à la prise de conscience des enjeux de la lutte des classes.
Oui, c’est un frag­ment d’Histoire, l’histoire ouvrière et sa dignité.

FEMME DU FUTUR 1 — Les grandes usines sidé­rur­giques et les puits de mine sur­girent bru­ta­le­ment des décombres des petites forges et minières de la fin du XIXe siècle, avec leurs struc­tures en métal, leurs halles en briques rouges et leurs haut-fourneaux cra­chant du feu, telles les mul­tiples têtes rep­tiles d’un monstre des temps anciens.

L’on oscille entre le par­ti­cu­lier et le géné­ral, ai-je déjà dit. Mais il y a unité.
Il faut ainsi dire un mot sur la qua­lité de l’écriture qui va de Jules Verne à Gorki, pas comme style lit­té­raire mais comme hori­zon d’attente, à savoir l’explication de la condi­tion ouvrière se fon­dant dans le Moloch du
Métro­po­lis de Lang.

Il faut rete­nir que ces jeux de contraires revêtent un aspect mar­xi­sant. Car l’on voit net­te­ment com­ment le demain dans cette pièce (qui côtoie ici la science-fiction) anti­cipe la réa­lité sociale, les com­bats, les luttes et aussi la sou­mis­sion, l’acquiescement de la classe ouvrière.
Les lieux sont de cette manière des enjeux poli­tiques. Donc, ces « confins » de la mémoire et du pays de l’exil, sont ensemble des hori­zons d’attente et d’espoir, de filia­tion et de créa­tion, des endroits où l’âme des pro­ta­go­nistes s’incarnent comme pour mieux lais­ser une trace dans la Grande His­toire qui est tou­jours l’histoire des puis­sants. Sans pour autant deve­nir un mime de ces réa­li­tés grâce à la force dra­ma­tique de ce texte.

didier ayres

Ian De Tof­foli, Tri­lo­gie du Luxem­bourg – Confins, éd. L’Espace d’un ins­tant, 2022 — 16,00 €.

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