S’excluant les écrivains qui pondent des livres comme le pommier pond ses pommes, Prigent nomme créateurs ceux qui transforment le désespoir en sagesse. Plus l’auteur se fait “automnal” (Nietzsche), plus il regarde la vie d’un peu plus loin afin de séparer, couper, casser, inquiéter, apporter la peste, aller au pire. Et Prigent de préciser : “C’est insistant dans mes textes. Sans doute pour résister à l’euphorie du liant unanime qui colore bien souvent le discours”. L’expérience mélancolique n’est donc en rien au cœur de son évocation de l’enfance. Elle représente un défi à l’accablement nostalgique afin de signifier une proposition fabuleuse d’une victoire sur le temps. Cette victoire est sporadique, fugace, sans doute dérisoire. Sa seule justification tient au défi de faire tourner la tête aux artifices rhétoriques en créant d’autres figures décalées et opposées aux rituels constitutifs du sens.
Prigent aime, entre autres, élever les mots dit “vides” — conjonctions et copules — à la dignité du “nom”. Il fait valser les objets verbaux hautains et élégants. Il ose les termes dits grossiers car moins rigides donc plus mouvants. Ils disent quelque chose du dehors et du dedans mais ne s’identifient entièrement ni au monde, ni à soi. Pas plus qu’à la vacuité dépressive ou à une plénitude simplement formalisée. Bref il s’agit de “former la forme ET de maintenir la brume chatoyante de l’informe”.
Dans la suite de Grand Mère Quéquette, celui qui en son enfance a “tâté de la barbouille” et dont les écrits sur les peintres témoignent de l’importance qu’il leur accorde part ici d’un tableau de Goya « Les jeunes ». Ceux-ci tombent du tableau et rentrent via la fiction dans l’enfance bretonne de l’auteur. Elle fut confite d’inquiétudes sexuelles et de l’énigme de la femme dans une sauvagerie d’ensemble et chérie : “Je n’ai jamais rien écrit qui ne cherche à cerner ça : l’inoubliable, punctum sensuel inguérissable, heureusement inoubliable, délicieusement inguérissable” écrit l’auteur. La frontalité avec le champ social surgit dans une œuvre qui traverse les anciennes partitions génériques : poésie, fiction, essai. Surgissent dans le livre des formes fraîches et des pensées rajeunies et rappellent une forme de militantisme politique présents dès les premiers textes de l’auteur en publié dans sa revue « TXT » au milieu des années 80.
Les enfances Chino font bouger le corpus fictionnel en mettant en scène une partie de tous « ceux qui merdRent » — titre d’un ancien livre de l’auteur. Et lui en premier. Puisque Chino reste plus qu’un semblable : un frère jumeau. Ce double lui permet de trouver l’espace où il s’écrit librement au sein de la sexualité naissante et livrée dans son mystère : “Du sexuel, je ne sais évidemment rien, sinon que c’est précisément ce qu’on ne sait pas” écrit Prigent. D’où la puissance de fascination obscène de ces évocations. Et l’auteur d’ajouter : “Si j’ai cru ici et là pouvoir dire quelque chose, ce n’est pas sur la question du sexe ou du sexuel. Mais sur les raisons qui font que la littérature est obsédée par le sexe sous toutes ses formes : du lien le plus courtoisement éthéré à la pornographie la plus brutale”. Dans ce roman, il évoque comment chacun passe des compromis naïfs, irraisonnés, balourdement extatiques (et souvent douloureux) avec les ruses du désir, la dictée du fantasme et de l’amour ambivalent que chacun voue à son affectation qui se transforme parfois en infection.
Pour Prigent, « faire fiction » revient à raconter cet échouage du sexuel. Il s’éloigne du leurre ou du fantasme de fusion. En littérature, il passe souvent par la mise en scène de l’idylle, de l’extase amoureuse, du rêve d’union des mots et des choses dans l’unisson du symbolique. « Il n’y a sans doute pas de littérature sans cette naïveté » dit l’auteur. Mais pour lui il n’existe pas de grande littérature sans sa mise à distance cruelle. De là surgit la question des “ genres ”. C’est à leur retournement auquel ont procédé tous les grands comiques physiques (Rabelais, Shakespeare, Céline), métaphysiques ( Beckett, Novarina) ou pataphysiques (Jarry) et Prigent lui-même. Comme pour eux — et Les enfances Chino le prouvent — la littérature n’est plus « gymnastiquement clouée sur sa croix de passion de la nomination ». Elle s’esclaffe, se boursoufle, burlesque et volcanique.
L’auteur prouve comment la violence émerge du chaos : “C’est dans l’ordre du désordre que ça machine savamment dans le dos des ordres socialisés ». C’est pourquoi il remet en route dans son roman la machination du désaccordé, la scansion énergumène, la liberté du délié et l’ouverture primitive à la jouissance. Il existe un peu d’effroi devant la puissance de perte que cela suppose. C’est tout ce qu’on connaît à la fois de la vie quand elle ne veut rien savoir et de l’homme lorsqu’il est ce roseau penchant du mauvais côté.
jean-paul gavard-perret
Christian Prigent, Les enfances Chino, P.O.L. éditeur, Paris, 2013, 576 p. — 23euros.