Nous souhaiterions aimer “à fond” ce livre. Mais il nous échappe. A qui la faute ? Au lecteur sans doute. Quoique grand amateur d’une littérature en fragments tels que l’ont développée Quignard et Blanchot, celui-là se trouve confronté ici devant une énigme. Et l’irréparable.
Le texte est en partie insaisissable en dépit de son sujet : Bartleby. Ou a à cause de lui car il est terrible, éclaté et sans destination : “il ne veut pas. Il ne veut plus” écrit Serge Airoldi qui se débat et se démet (son écriture avec) face à ce beau diable.
Chaque fragment est toujours intéressant, riche. Chaque fois le sujet se rapproche de ce qu’il prend pour un centre par de nombreuses citations et repères. Mais pourtant à mesure qu’il se rapproche d’un tel centre, il s’en éloigne comme happé dans “l’insula” capable de ne générer que l’angoisse, la peur, le néant. Dès lors, ce qui paraît d’abord a-logique lors d’une lecture chronologique du texte trouve pourtant une constante : l’approche d’un sujet d’autant plus majeur qu’il n’en est pas un objet mais son absence.
Bartleby tel que Airoldi le conçoit est le sujet de l’Histoire non seulement par rapport au passé ou au présent mais au futur qu’il permet d’entrevoir. Le héros est plus désespéré que les héros de Beckett et Airoldi plus négateur qu’un Blanchot ou Kafka.
Peut-être parce que l’auteur écrit dans un temps où, au-delà des apocalypses de l’Histoire, fait place une période plus noire.
Exit la Béatrice de Dante, exit l’amour chère à son ami-ennemi Cavalcanti. Bref, tout processus de rédemption.
Désormais, “L’anatomique est atomique (…) Nous portons la Destruction comme des bombardiers sans pilote qui survolent la planète sans but précis, sans destination”.
Rarement un livre projette si fort ce qui s’annonce et qui coupe court à tout effet de récit — d’où la forme du livre. Et, de fait, nous trouvons soudain la réponse à la question du début : si nous ne pouvons aimer “à fond” ce livre, c’est par l’absence qu’il annonce sans que le nihilisme s’affiche de manière structurelle mais dans un composite.
Il métamorphose Bartleby — “cette monade” égarée mais essentielle — en notre semblable, notre frère.
“L’apax de nous” fait forcément froid dans le dos.
C’est pourquoi un tel ouvrage est à lire. Forcément.
jean-paul gavard-perret
Serge Airoldi, Insula bartleby, éditions Louise Bottu, Mugron, Septembre 2021, 120 p. — 14,00 €.