Roberto Zucco

Zucco, c’est le mythe moderne des fuyards, des fugi­tifs sans attache et qui les délient toutes : parents, flics, raison…

Zucco — Succo, le fou, le tueur, le vio­leur. C’est en ren­con­trant son visage sur une des affiches de recherche pla­car­dées dans le métro que Kol­tès a eu cette intui­tion qu’il avait face à lui le visage d’un mythe, le mythe post­mo­derne du fuyard, de celui qui s’arrache de toutes les pri­sons, les déten­tions de la chair.

Koltès écrit comme s’il était en transe et aborde le Dif­fé­rent, porté par une langue poé­tique incom­pa­rable qui crée et trouve dans notre monde des images puis­santes pour expri­mer son drame propre… La ques­tion se pose : Kol­tès est-il un poète de la mar­gi­na­lité et du tiers-monde ? Plu­tôt, il est en pre­meir lieu le poète sidé­rant du désir des fuites, des urgences à tra­ver­ser les strates car­cé­rales / cas­tra­trices de notre société pour les dépouiller toutes de notre chair — son théâtre est un théâtre du corps. Viennent alors les marges — le Black, l’Arabe, le Lou­lou, le fou… — qui creusent la scène fran­çaise d’une pré­sence excé­dente, dif­fé­rente, mys­tique et irré­duc­tible, par leur peau, par leur langue (le Ouo­lof pour Com­bat, l’Italien ici.). Marges qui font cou­ler le désir hors de l’emprise occidentale.

Le trau­ma­tisme de l’existence sûre et bour­geoise — Kol­tès se sait mou­rir lorsqu’il écrit Zucco — s’expose hyper­bo­li­que­ment dans la pièce : la mort, elle nous guette ; l’amour il n’y en a pas ; mieux vaut être un chien parce qu’un chien ça ne te juge pas ! Autant d’angoisses explo­rées et cra­chées par La Soli­tude… Et ici, c’est la pro­li­fé­ra­tion des monstres, des enfoi­rés : proxé­nètes, tueurs, brutes… et là, quelque chose comme une tra­ver­sée rim­bal­dienne vers une apo­théose phal­lique : c’est en tuant toutes les figures du Pou­voir que Zucco fuit, et la fuite abso­lue, c’est la Mort.

Zucco… le mythe, celui qui libère l’essence, qui capte le désir des êtres et le réac­tive fré­né­ti­que­ment : en cares­sant / tuant sa mère, en vio­lant la Gamine, en tuant l’Enfant de la Mère, il libère ces femmes et en même temps éveille leur désir cap­ta­teur, leur volonté de le pos­sé­der infi­ni­ment… Zucco Icare Phal­lus est un mythe beau et tra­gique, fra­gile et profond.

Au début la mise en scène a pu inquié­ter : le jeu est par­fois approxi­ma­tif et manque alors la poé­sie du texte — où l’on rêve d’aller en Afrique trou­ver la neige et voir les rhi­no­cé­ros blancs sur les lacs gelés. Mais fina­le­ment, une éton­nante et agréable sur­prise, la révé­la­tion d’une troupe — la com­pa­gnie Tam Taba­dam - à suivre qui a su cap­ter la force comique du déses­poir de Kol­tès. Celui-ci regret­tait d’ailleurs qu’on ne la sai­sisse pas entiè­re­ment dans cette dimen­sion ; il se défi­nis­sait déses­péré là où Ché­reau était pes­si­miste. Le tra­gique est mort, et Zucco est un de ces fils du théâtre de l’absurde qui ont su héri­ter ses leçons gui­gno­lesques et trau­ma­tiques en évi­tant le tra­gique pur qu’on prête trop sou­vent à ce théâtre : sa force d’impact vient aussi de son humour féroce ! L’interprétation se révèle alors riche et pas­sion­nante, tirant le texte vers cette pos­si­bi­lité de la gin­guette, de la musette triste, du théâtre tar­di­vien hyper­bo­lique dans ses satires des bour­geois et des pré­cieux… tout en conser­vant de bons mor­ceaux de poé­sie tra­gique : viol, enfer­me­ment, meurtre…

Zucco, qui manque peut-être par­fois de puis­sance en regard de l’interprétation envoû­tante de Ste­fano Cas­seti qui l’incarnait dans le film de Cédric Kahn, se révèle empreint de fra­gi­lité et de naï­veté, sou­vent plein d’une force trou­blante, hyp­no­tique - un paumé. Le frère de la Gamine, lui, est radieux d’une Beauté hal­lu­ci­nante par­fois ! Mais, disons-le, tous sont splen­dides, drôles et envoû­tants dans cet uni­vers qui tend vers le gro­tesque, l’enfantin défloré — belle idée d’une Gamine gothique à la cou­ronne de princesse.

Sur fond d’accordéon, la mise en scène mul­ti­plie les trou­vailles — des caisses pour des pri­sons et une table d’horreur par­ti­cu­liè­re­ment bien usée — dans le dépouille­ment, mon­trant que dans les petites salles, le manque de moyens est vite com­pensé par l’ingéniosité et la passion !

Notons que si l’amorce de pièce par les lita­nies sus­su­rant en poly­pho­nie la prière de Mithra est trou­blante et réus­sie, l’apothéose de Zucco manque quelque peu de puis­sance rela­ti­ve­ment à ce que demande le texte — une apo­ca­lypse nucléaire de mille soleils — mais est-elle réa­li­sable ? Encore une fois, une troupe à suivre !

samuel vigier

Roberto Zucco de Bernard-Marie Kol­tès
Mise en scène :

Jean-Philippe Mal­ric
Assisté de :
Jeff Espe­ransa
Avec :
David Gar­cia, Julie Lavergne, Pierre Ray, Chloé Roy, Jeff Espe­ransa, Quen­tin Pra­delle, Marion Col­let, Caro­line Mou­ton
À l’accordéon :
Chloë Roy
Durée du spec­tacle :
1 h 45

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