Zucco, c’est le mythe moderne des fuyards, des fugitifs sans attache et qui les délient toutes : parents, flics, raison…
Zucco — Succo, le fou, le tueur, le violeur. C’est en rencontrant son visage sur une des affiches de recherche placardées dans le métro que Koltès a eu cette intuition qu’il avait face à lui le visage d’un mythe, le mythe postmoderne du fuyard, de celui qui s’arrache de toutes les prisons, les détentions de la chair.
Koltès écrit comme s’il était en transe et aborde le Différent, porté par une langue poétique incomparable qui crée et trouve dans notre monde des images puissantes pour exprimer son drame propre… La question se pose : Koltès est-il un poète de la marginalité et du tiers-monde ? Plutôt, il est en premeir lieu le poète sidérant du désir des fuites, des urgences à traverser les strates carcérales / castratrices de notre société pour les dépouiller toutes de notre chair — son théâtre est un théâtre du corps. Viennent alors les marges — le Black, l’Arabe, le Loulou, le fou… — qui creusent la scène française d’une présence excédente, différente, mystique et irréductible, par leur peau, par leur langue (le Ouolof pour Combat, l’Italien ici.). Marges qui font couler le désir hors de l’emprise occidentale.
Le traumatisme de l’existence sûre et bourgeoise — Koltès se sait mourir lorsqu’il écrit Zucco — s’expose hyperboliquement dans la pièce : la mort, elle nous guette ; l’amour il n’y en a pas ; mieux vaut être un chien parce qu’un chien ça ne te juge pas ! Autant d’angoisses explorées et crachées par La Solitude… Et ici, c’est la prolifération des monstres, des enfoirés : proxénètes, tueurs, brutes… et là, quelque chose comme une traversée rimbaldienne vers une apothéose phallique : c’est en tuant toutes les figures du Pouvoir que Zucco fuit, et la fuite absolue, c’est la Mort.
Zucco… le mythe, celui qui libère l’essence, qui capte le désir des êtres et le réactive frénétiquement : en caressant / tuant sa mère, en violant la Gamine, en tuant l’Enfant de la Mère, il libère ces femmes et en même temps éveille leur désir captateur, leur volonté de le posséder infiniment… Zucco Icare Phallus est un mythe beau et tragique, fragile et profond.
Au début la mise en scène a pu inquiéter : le jeu est parfois approximatif et manque alors la poésie du texte — où l’on rêve d’aller en Afrique trouver la neige et voir les rhinocéros blancs sur les lacs gelés. Mais finalement, une étonnante et agréable surprise, la révélation d’une troupe — la compagnie Tam Tabadam - à suivre qui a su capter la force comique du désespoir de Koltès. Celui-ci regrettait d’ailleurs qu’on ne la saisisse pas entièrement dans cette dimension ; il se définissait désespéré là où Chéreau était pessimiste. Le tragique est mort, et Zucco est un de ces fils du théâtre de l’absurde qui ont su hériter ses leçons guignolesques et traumatiques en évitant le tragique pur qu’on prête trop souvent à ce théâtre : sa force d’impact vient aussi de son humour féroce ! L’interprétation se révèle alors riche et passionnante, tirant le texte vers cette possibilité de la ginguette, de la musette triste, du théâtre tardivien hyperbolique dans ses satires des bourgeois et des précieux… tout en conservant de bons morceaux de poésie tragique : viol, enfermement, meurtre…
Zucco, qui manque peut-être parfois de puissance en regard de l’interprétation envoûtante de Stefano Casseti qui l’incarnait dans le film de Cédric Kahn, se révèle empreint de fragilité et de naïveté, souvent plein d’une force troublante, hypnotique - un paumé. Le frère de la Gamine, lui, est radieux d’une Beauté hallucinante parfois ! Mais, disons-le, tous sont splendides, drôles et envoûtants dans cet univers qui tend vers le grotesque, l’enfantin défloré — belle idée d’une Gamine gothique à la couronne de princesse.
Sur fond d’accordéon, la mise en scène multiplie les trouvailles — des caisses pour des prisons et une table d’horreur particulièrement bien usée — dans le dépouillement, montrant que dans les petites salles, le manque de moyens est vite compensé par l’ingéniosité et la passion !
Notons que si l’amorce de pièce par les litanies sussurant en polyphonie la prière de Mithra est troublante et réussie, l’apothéose de Zucco manque quelque peu de puissance relativement à ce que demande le texte — une apocalypse nucléaire de mille soleils — mais est-elle réalisable ? Encore une fois, une troupe à suivre !
samuel vigier
Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès
Mise en scène :
Jean-Philippe Malric
Assisté de :
Jeff Esperansa
Avec :
David Garcia, Julie Lavergne, Pierre Ray, Chloé Roy, Jeff Esperansa, Quentin Pradelle, Marion Collet, Caroline Mouton
À l’accordéon :
Chloë Roy
Durée du spectacle :
1 h 45