Ainsi parlait Etty Hillesum (Aldus sprak Etty Hillesum)

Marcher vers la lumière

Paru en 2020, ce livre consa­cré à Etty Hil­le­sum [1] , avec 228 courts extraits de son œuvre, en néer­lan­dais et en tra­duc­tion fran­çaise [2], sui­vis d’une note bio­gra­phique et d’une note biblio­gra­phique, est livre à lire, à relire.

Dans la pré­face d’une quin­zaine de pages, titrée Avec la Bible et le Livre d’heures, Gérard Pfis­ter, à tra­vers un texte conju­guant clarté et den­sité, s’attache à sou­li­gner l’importance de Rai­ner Maria Rilke et de la Bible pour Etty Hil­le­sum. Grande lec­trice de Rai­ner Marie Rilke, dont elle s’imprègne en pro­fon­deur, elle emporte avec elle vers la mort son Livre d’heures. Tout lire de celui qui, dans une lettre de 1901 à son beau-frère Hel­muth Wes­thoff, écri­vait : « Une grande et éter­nelle beauté par­court le monde entier », vivre de ses écrits, retrou­ver ainsi une vérité cachée, oubliée, au fond d’elle-même.
Avec un dic­tion­naire de russe et le Livre d’heures, Etty emporte une Bible, ce livre que son père lisait en une demi-douzaine de langues (grec, fran­çais, russe…), y pui­sant des cita­tions pour éclai­rer les jours, ce livre qui per­met à la dia­riste et épis­to­lière de recueillir l’héritage de l’ancestrale tra­di­tion juive et d’en vivre jusqu’à la mort. Creu­sant, à la suite de Maître Eckart, les pro­fon­deurs inté­rieures, elle recher­chait, comme pour s’y reti­rer, la Pré­sence de Celui qui est Tout et Autre.

1 – Vie et œuvre

Née le 15 jan­vier 1914 à Mid­del­burg aux Pays-Bas, Esther Hil­le­sum (dite Etty) est issue d’une famille juive non pra­ti­quante. Louis Hil­le­sum, son père, après avoir été pro­fes­seur de langues anciennes, devien­dra pro­vi­seur de lycée ; Rebecca Bern­stein, sa mère, est d’origine russe. Quant à Jacob et Michaël, les deux frères cadets d’Etty, l’un sera méde­cin, l’autre pia­niste pré­coce. Etty étu­die le droit à Amster­dam jusqu’à l’obtention d’une maî­trise et acquiert la connais­sance de la langue russe.
En 1941, Julius Spier, le psy­cho­chi­ro­logue qu’elle consulte, la révèle à elle-même et elle com­mence à écrire son jour­nal. Mais le nazisme a déjà com­mencé à étendre sa chape de plomb bar­bare, inhu­maine, sur l’Europe. En 1940, le père d’Etty avait été démis de ses fonc­tions ; en 1942 sont appli­quées aux Pays-Bas les lois anti­juives de Nurem­berg. Sur les 140 000 Juifs néer­lan­dais, 104 000 péri­ront. En sep­tembre 1943, Etty et ses proches partent en train pour Ausch­witz où elle meurt le 30 novembre. Par une fente du wagon, elle avait lancé une ultime carte postale.

L’œuvre écrite d’Etty Hil­le­sum est consti­tuée de son jour­nal, dont la der­nière nota­tion conser­vée est datée du 13 octobre 1942, et de lettres. La pre­mière publi­ca­tion de son jour­nal aura lieu aux Pays-Bas en 1981, soit près de qua­rante ans après sa mort, sui­vie quelques années plus tard d’un recueil de lettres. En 1986, paraî­tront ses écrits com­plets à Amster­dam.
C’est en 1985, aux édi­tions du Seuil, que voit le jour une pre­mière tra­duc­tion en fran­çais due à Phi­lippe Noble, d’extraits de jour­naux sous le titre d’Une vie bou­le­ver­sée, avant la publi­ca­tion en 1988 de lettres. Tou­jours chez le même édi­teur et avec le même tra­duc­teur, paraît en 2008 l’œuvre com­plète, tan­dis qu’en 2007, les édi­tions Arfuyen, qui sou­tiennent avec fer­veur cette œuvre, avaient publié His­toire de la fille qui ne savait pas s’agenouiller.

2 – Exté­rieur et intérieur

Les cita­tions du livre, soi­gneu­se­ment choi­sies, donnent à décou­vrir un che­min de vie. Sans connaître le néer­lan­dais, le lec­teur qui aura quelques notions d’allemand pourra sans trop de peine suivre le mou­ve­ment de la phrase dans les deux langues. L’un des fils direc­teurs essen­tiels d’Ainsi par­lait Etty Hil­le­sum réside dans l’importance cru­ciale don­née à l’intériorité. Il faut reve­nir à la vie inté­rieure [inner­lijke leven], scru­ter les secrets de son être, les mondes inté­rieurs. L’intérieur [inner­lijk] est le lieu de la véri­table force [kracht]. C’est par l’intérieur que l’on peut se relier en vérité aux autres. Point de départ et de retour de la plus grande aven­ture humaine, l’intérieur est tâche, mission.

Qu’y a-t-il dans « ce puits très pro­fond » si ce n’est « Dieu ». (23 [3], p. 41) Lui écoute au-dedans. « Ce qu’il y a de plus essen­tiel et de plus pro­fond en moi écoute ce qu’il y a de plus essen­tiel et de plus pro­fond en l’autre. » (193, p. 147) L’intériorité n’est pas repli mais ouver­ture vers le fini à par­tir de l’infini. Omni­pré­sent, véri­table leit­mo­tiv musi­cal, appa­raît la thé­ma­tique de l’écoute inté­rieure. Il faut « écou­ter au-dedans » [hinein­hor­chen en alle­mand[4]] (22, p. 39)[5], atteindre ainsi le cœur de soi, des autres, du monde, « écou­ter au-dedans de soi [in-sich-hineinhören en alle­mand] » (64, p. 63), « écou­ter au-dedans des autres [in ande­ren hineinhö­ren en alle­mand] » (84, p. 77). S’éloigner des bruits afin de retrou­ver le ruis­seau de vie qui, dans les pro­fon­deurs, s’écoule inépui­sa­ble­ment. Aller tou­jours au plus pro­fond [immer tie­fer en alle­mand], dans ces loin­tains inté­rieurs où habite Dieu.

Très atta­chée à l’intériorité, Etty n’en oublie pas pour autant l’extériorité qui garde aussi toute son impor­tance. Insé­pa­rable de l’extériorité qu’elle rend habi­table se dévoile l’intériorité. Si Etty défi­nit sa vie comme une écoute inté­rieure, cette écoute porte vers les autres, vers le Tout autre.

3 – Ethique

Les cita­tions d’Ainsi par­lait Etty Hil­le­seum révèlent en elle une dis­crète mais ferme mora­liste. Il y a une éthique qui se dégage peu à peu. Parmi les ver­tus dont Etty fait l’éloge figurent la patience, l’honnêteté, le refus de l’ambition. Reje­ter l’aigreur, l’inutile révolte, ne pas être « moi–iste ». (114, p. 97). Croire, endu­rer et faire preuve de bonté [goed­heid]. « Tou­jours : être très modeste [zeer bes­chei­den zijn]. (86, p. 79) Culti­ver l’humilité [dee­moed]. Parmi les ver­tus qu’Etty met en avant, il convient de sou­li­gner la pré­sence de la sim­pli­cité [een­voud]. Etre simple, deve­nir plus simple, vivre de sim­pli­cité [6]. Ainsi pousse le blé, tombe la pluie, tout sim­ple­ment. Vivre éthi­que­ment revient à trou­ver le véri­table centre. Même au milieu de l’agitation, des mul­tiples conver­sa­tions, demeu­rer seule dans le calme [rust] et le silence [stilte]. « Pas de vanité ! » (94, p. 85)

S’il faut souf­frir, que ce soit de manière « héroïque »[7]. Endu­rer coûte que coûte mais ne pas se rési­gner. La « grande patience [grote geduld] » [8] n’est pas fuite mais déli­vrance. Dans les épreuves, et elles furent par­ti­cu­liè­re­ment grandes pour Etty, « faire ce que l’on a à faire » (200, p. 151), sachant que, comme le rap­pelle Mt 6,34, « à chaque jour suf­fit sa peine » (ibid. et 223, p. 167). L’éthique d’Etty, qui conjugue héroïsme et dépouille­ment, s’achève dans l’abandon. Dépo­ser à la fin du jour ses ter­restres sou­cis aux pieds de Dieu, un Dieu qu’il faut aider pour être aidé de lui, gar­der en soi une par­celle d’infini [9]. Pour conclure sur l’éthique d’Etty Hil­le­sum, il convien­drait d’évoquer la valeur qu’elle accorde à la vertu de fidé­lité. « Res­ter fidèle [trouw] » (201, p. 151), fidèle à soi, à ses convic­tions, aux moments de sa vie où la lumière a jailli et ainsi por­ter des fruits.

4 – Esthétique

S’il est une éthique chez Etty, on y ren­contre aussi les grandes lignes d’une esthé­tique. La vie se dévoile comme le musi­cien du cœur. A cette musique, il convient de répondre par un lan­gage le plus juste pos­sible. Dire de manière imper­son­nelle, conve­nue, relève de l’infidélité à cette musique. Etty invite au contraire à « dire, d’une façon per­son­nelle » (68, p. 67). A quoi bon dire si ce n’est un autre dire ? Se sou­ve­nant de sa lec­ture des Lettres à un jeune poète de Rilke, elle récuse un lan­gage qui ne serait pas fon­dée sur un impé­ra­tif venu du plus pro­fond de son être.
Les mots inutiles, super­fi­ciels, ne sont que vaine lit­té­ra­ture.  « Chaque mot né d’une néces­sité inté­rieure [inner­lijke nood­za­ke­lij­kheid], écrire ne peut rien être d’autre. » (99, p. 87) L’esthétique d’Etty rejette les longs dis­cours, se res­serre sur l’essentiel, le peu qui seul peut dire beau­coup en lais­sant sa part au non-dicible. « Il faut si peu de mots pour dire les quelques grandes choses qui comptent dans la vie. Si j’écris un jour (…) je vou­drais tra­cer quelques mots sur un fond de silence. » (108, p. 93) Ecrire revient à répondre au silence qui est autour de nous et au silence qui est en nous, « un silence immense [over­groot zwi­j­gen] »[10]. L’art d’écrire, art juste, fidèle, appa­raît comme un art de l’économie. Le bon écri­vain, qui est aussi bien un témoin, se montre « éco­nome des mots », pros­crit les mots qui ne relient à rien de profond.

Confronté à la bar­ba­rie de l’extermination, Etty sent que le lan­gage se trouve porté là à la suprême déchi­rure. Com­ment dire, décrire, du foyer même de l’être cet inhu­main anéan­tis­se­ment ? Et pour­tant, il faut dire, et seul le poète peut là esquis­ser une parole qui puisse s’élever en chant. « Même dans un camp, il faut bien qu’il y ait un poète [dich­ter] pour vivre en poète cette vie-là, oui, même cette vie-là, et pou­voir la chan­ter [zin­gen]. » (204, p. 153) Seul un poète, por­tant en soi une par­celle de Dieu, peut trou­ver là encore une beauté enfouie et en vivre.
La poé­sie occupe une impor­tance si déci­sive pour Etty qu’elle men­die le peu du poème [gedicht] comme vraie nour­ri­ture du cœur et de l’esprit, une nour­ri­ture qui nous relie au mys­tère de la vie. « Donne-moi chaque jour une petite ligne de poé­sie [kleine dich­tre­gel], mon Dieu ». (199, p. 151) L’une des sin­gu­la­ri­tés de l’esthétique d’Etty, l’un de ses attraits, est qu’elle se pro­longe dans la vie de l’esprit. « (…) j’effectue pour ainsi dire un tra­vail de mise en forme, un tra­vail d’artiste sur ma vie spi­ri­tuelle [kuns­te­naar­sar­beid aan mijn zie­le­le­ven]. » (142, p. 115) La vie spi­ri­tuelle elle-même est appe­lée à deve­nir œuvre d’art.

5 – Recherche de sagesse

Atti­rée par la poé­sie, la quête de beauté, Etty l’est aussi par l’art de la réflexion, la quête de sagesse. Si phi­lo­so­phie il y a dans les cita­tions d’Ainsi par­lait Etty Hil­le­sum, c’est une phi­lo­so­phie intui­tive, non argu­men­ta­tive. « L’intuition est une vue du cœur dans les ténèbres » écrit-elle, citant en alle­mand l’écrivain juif de langue fran­çaise André Sua­rès (53, p. 57). C’est sous le mode de l’intuition qu’Etty pense l’homme et le monde. Les pen­sées [gedach­ten] voi­sinent avec le cœur [hart]. La pensé intui­tive, cor­diale, pense l’homme comme mélange de terre [aarde] et de ciel [hemel].
Etty veut com­prendre le sens de l’existence. Peu importent les connais­sances si manque le sens. Il faut « cher­cher le secret [raad­sel] de la vie. » (35, p. 47) La vie est une énigme à résoudre [11]. Cha­cun, dans la situa­tion qui est la sienne, se voit poser dif­fé­rem­ment cette énigme. L’univers visible, l’homme, son des­tin, sa rela­tion avec l’invisible, appar­tiennent au mys­tère. Etty, plu­tôt que de ratio­na­li­ser, se tient à l’écoute, attend un signe [teken]. Un signe qui fera s’élever en elle une secrète musique. Il n’est de sagesse que de recher­cher l’essentiel.

« La vie ne peut être enfer­mée dans un sys­tème. Pas plus qu’un être humain. » (56, p. 59) La phi­lo­so­phie d’Etty Hil­le­sum est une phi­lo­so­phie étran­gère aux sys­tèmes, ces sys­tèmes qui font fi de la réa­lité et de la vérité [waa­rheid], une phi­lo­so­phie exis­ten­tielle et spi­ri­tuelle, une phi­lo­so­phie qui retrouve son sens éty­mo­lo­gique de recherche de la sagesse. Le sys­tème oublie l’expérience vécue qui seule importe. Etty veut com­prendre mais non ran­ger sous des concepts. « Chaque jour, j’en apprends davan­tage sur les humains ». (180, p. 139) Com­prendre l’homme, apprendre à déchif­frer les hié­ro­glyphes des autres, lire dans les êtres ren­con­trés. Dans chaque situa­tion vécue sont mêlés le bon et le mau­vais. La sagesse de la vie, loin des sys­tèmes, sait se pas­ser, au besoin des livres [12].

Etty Hil­le­sum pro­pose des règles, des che­mins plu­tôt, de vie, pui­sés dans sa propre expé­rience inté­rieure. « Si on ne cherche pas à mettre le moindre détail de sa vie quo­ti­dienne en har­mo­nie avec les grandes idées qu’on défend, ces idées n’ont aucun sens. » (93, p. 85) Invi­ta­tion à une sagesse de chaque jour, à l’éloignement de toute infi­dé­lité envers nos croyances, à la cohé­rence comme voie de bon­heur et rejet paral­lèle de l’éparpillement, du papillon­ne­ment, de l’émiettement. Etre sage, sin­cère, c’est être en mesure de répondre inté­rieu­re­ment à l’autre de ce tout ce qu’on fait et vivre sa vie en fonc­tion de son propre iti­né­raire [13].
La sagesse d’Etty est une sagesse tra­gique. La souf­france peut élar­gir l’horizon, rendre plus humain [14]. Il y a un « art de souf­frir [kunst van het lij­den] »[15], un art indis­so­ciable de la dignité humaine. Pas plus qu’elle n’efface la souf­france, la sagesse d’Etty ne rejette la pen­sée de la mort.  « Cela semble presque para­doxal : en excluant la mort [dood] de sa vie, on ne vit pas une vie com­plète, et en l’y accueillant, on élar­git et on enri­chit sa vie [leven]. » (136, p. 111) [16] Sagesse tra­gique mais aussi bien sagesse spi­ri­tuelle [gees­te­likke]. Les domaines de l’âme [ziel] et de l’esprit [geest] sont infi­nis. Par l’esprit, Etty se sent à l’abri de tout mal qu’on pourra lui faire. Evi­ter les che­mins qui égarent, ne mènent nulle part, et trou­ver « la voie prin­ci­pale » [17], celle qui porte un ave­nir. Pour cette sagesse-là, il faut savoir écou­ter tou­jours mieux, tou­jours plus, « sa voix inté­rieure » [18]. Où que l’on se trouve, hasard ou pro­vi­dence, être tout entier pré­sent et ouvrir son cœur à la com­mu­nauté. Pour Etty, la foi, l’acte de croire [gelo­ven], peut don­ner une forme de gran­deur à la plus misé­rable destinée.

6 – Mys­tique de la vie et de l’amour

Amie de la poé­sie, amie de la sagesse, Etty est une spi­ri­tuelle et une mys­tique. Au cœur de sa spi­ri­tua­lité mys­tique demeurent l’amour (liefde) et la vie (leven). Le lec­teur qui découvre Ainsi par­lait Etty Hil­le­sum ne peut qu’être frappé de l’importance cru­ciale qu’y revêtent la vie comme l’amour. Ce livre est un hymne à la vie comme un hymne à l’amour. Frappé sera aussi ce lec­teur par le fait que celle qui se trouve confron­tée à la plus grande injus­tice, à la proche menace de la mort sous les griffes de la haine nazie, ne cesse de chan­ter la beauté de la vie, de chan­ter avec joie. Comme un vaste fleuve, fort, habité d’éternité, coule la vie.
Rien ne peut bri­ser l’amour de la vie [levens­liefde] chez Etty, par­fai­te­ment lucide, pas même la nou­velle de la dépor­ta­tion des Juifs, du pro­chain anéan­tis­se­ment. « Et pour­tant je trouve cette vie belle [schoon] et riche de sens [zin­rijk]. » (127, p. 105) [19] Cette exal­ta­tion de la vie revient comme un poi­gnant refrain. « (…) la vie est grande [groot], bonne, pas­sion­nante, éter­nelle [eeu­wig] (…) » (54, p. 57) ‒ « (…) la vie [leven] devient infi­ni­ment riche et débor­dante de dons, même au plus pro­fond de la souf­france [lij­den]. » (155, p. 123) ‒ « Cette vie est quelque chose de mer­veilleux [prach­tigs], quelque chose de grand ». (215, p. 161) Grande, bonne, pas­sion­nante, mer­veilleuse, demeure la vie pour qui l’accueille selon l’esprit. Du dedans jaillit le  sen­ti­ment de la vie [levens­ge­voel].

Etty reste éclai­rée d’une confiance immense, même quand la vie exté­rieure se recouvre d’épaisses ténèbres. Accep­ter, mal­gré la nuit, la vie exté­rieure qui nous échoit en par­tage. Ainsi « même si l’on doit mou­rir misé­ra­ble­ment, la vie est riche de sens et belle ». (148, p. 119) Vivre [leven] et être [zijn]. Etty n’oublie pas la vie des morts tout en cher­chant à par­ti­ci­per chez les vivants, tra­ver­sés de mort, à la vic­toire de la vie, la vie immense.

« Où que je sois, j’essaierai de faire rayon­ner un peu d’amour, de ce véri­table amour de l’être humain qui est en moi. » (48, p. 55) Mys­tique de la vie, mys­tique de l’amour. Tout aussi omni­pré­sent que la vie est l’amour au long de ces cita­tions. « O Sei­gneur (…). Fais-moi accom­plir avec amour les mille petites choses du quo­ti­dien, mais que chaque petite action jaillisse d’un pro­fond, d’un cen­tral sen­ti­ment de dis­po­ni­bi­lité et d’amour. » (51, p. 57) On croi­rait presque entendre la Thé­rèse d’His­toire d’une âme ou le Pas­cal de la fin du Mys­tère de Jésus invi­tant à « faire les petites choses comme grandes » et « les grandes comme petites » dans la lumière divine [20].
L’amour [leben] comme l’amitié [vriend­schap] bâtissent un monde plus humain. La construc­tion de la paix pour tous com­mence par la construc­tion de la paix en soi. « Il faut renon­cer à tout et faire chaque jour pour les autres les mille petites choses qui sont à faire, sans pour autant s’y perdre soi-même. » (153, p. 123) L’amour est le vrai pays [land] de l’homme. Mosaïque, chris­tique, est la vision de l’amour chez Etty Hil­le­sum. Si la haine rend ce monde inhos­pi­ta­lier, l’amour le rend habi­table. Ne pas haïr ses enne­mis, réduire les terres de la haine. « Il n’y a pas de fron­tières entre les hommes qui souffrent, on souffre de chaque côté de toutes les fron­tières et il faut prier pour tous. » (137, p. 113) Aux crimes, aux atro­ci­tés, oppo­ser « une par­celle d’amour et de bonté » conquise inté­rieu­re­ment [21]. Ce qui manque le plus aux hommes, c’est l’amour.

Etty éprouve en elle l’abondance d’un flot d’amour. Pour chaque per­sonne croi­sée en che­min, gar­der force inté­rieure, amour, confiance en Dieu. Etty pense l’amour du pro­chain comme une lumière qui éclaire la vie. Géné­reuse, altruiste, elle ne prie jamais pour elle mais tou­jours pour les autres. « On devrait prier jour et nuit pour ces mil­liers de gens. On ne devrait pas res­ter une minute sans prier. » [22] (206, p. 155) Du plus pro­fond [aller­diepste] de son être où elle éprouve la pré­sence de Dieu, elle fait de sa vie une obla­tion secrète.
Si Etty conserve, même dans l’extrême aban­don, une cer­ti­tude, c’est celle de devoir « aider à accroître la réserve d’amour sur cette terre. » [23]

Etre témoin

Vivre en har­mo­nie avec la voix qui parle en nous, au pro­fond de nous, vivre de manière juste, créa­trice, n’est-ce pas témoi­gner [getui­gen] ? Il est une Pré­sence qui demeure même au temps de l’absence de sens. « Et pour­quoi ne serais-je pas ce témoin [getuige] ? » (185, p. 141) Oui, Etty est deve­nue témoin, avec peu de mots, sans action écla­tante, un témoin de vie et d’amour. « (…) témoi­gner à tra­vers toutes les situa­tions et jusqu’à la mort que cette vie est belle et riche de sens ». (156, p. 125) Et si elle s’assombrit, se délite, c’est en rai­son de nos infi­dé­li­tés. En soi, la vie reste belle, pleine de sens.
Etty, qui a le sen­ti­ment de tout por­ter en elle, qui donne une dimen­sion artis­tique, poé­tique, à sa vie spi­ri­tuelle, délivre un mes­sage tout empreint d’universalité et d’humanité. « L’homme doit juste conti­nuer sur son che­min, celui qu’il pense devoir suivre, et quelles que soient les cir­cons­tances. » (210, p. 157) Construire sa vie avec authen­ti­cité. Le mes­sage d’Etty, nourri d’une « mys­tique »  à la « sin­cé­rité cris­tal­line » [24], invite à la marche vers la lumière. « Une fois qu’on a com­mencé à mar­cher avec Dieu, il n’y a plus qu’à mar­cher encore, la vie entière n’est plus qu’une longue marche  – bien étrange sen­ti­ment. » (174, p. 135)

Ainsi par­lait – Aldus sprak Etty Hile­sum : un livre à lire, relire, soit de manière conti­nue, soit au hasard, par frag­ments, au gré des jours, un livre qui sera nour­ri­ture pour les croyants mais aussi pour les incroyants par son uni­ver­selle huma­nité, pour tous ceux aux yeux de qui la force de l’esprit et du cœur peut don­ner sens à l’existence.
Une sagesse des jours, un chant de vie, un chant d’amour…

ber­nard grasset 

Ainsi par­lait Etty Hil­le­sum – Aldus sprak Etty Hil­le­sum, Dits et maximes de vie choi­sis et tra­duits du néer­lan­dais par William English et Gérard Pfis­ter [1], Paris-Orbey, Arfuyen, 2020, 179 p. — 14,00 €.


[1] Si cette recen­sion s’est trans­for­mée en étude, je pré­cise que je ne suis en rien spé­cia­liste d’Etty Hil­le­sum et que ces pages n’ont d’autre voca­tion que de don­ner envie de lire des cita­tions habi­tées d’un souffle incandescent.

[2] La tra­duc­tion, qui appa­raît tout au long sou­cieuse de sobriété, de jus­tesse et de clarté, a été réa­li­sée spé­cia­le­ment pour cette édition.

[3] Numéro de la cita­tion dans le livre. Il en sera ainsi pour les autres références.

[4] Régu­liè­re­ment Etty fait usage de mots, d’expressions en allemand.

[5] Voir aussi 193, p. 147.

[6] 30, p. 45 ; 86, p. 79 ; 159, p. 127.

[7] 172, p. 135.

[8] 124, p. 103.

[9] 171, p. 133. Mar­tin Buber, dans son Moïse, aimait remar­quer que le Dieu créa­teur avait confié à sa créa­ture de deve­nir elle-même, dans sa fini­tude, créa­trice, s’était « adjoint l’homme » afin qu’il « “fasse” œuvre per­son­nelle ». (Paris, PUF, 1986, p. 101).

[10] 182, p. 139.

[11] 44, p. 53.

[12] 176, p. 137. Sans rien, il reste un frag­ment de ciel, un espace, lais­sant la pos­si­bi­lité aux mains d’implorer.

[13] 96, p. 85.

[14] 181, p. 139. Rachel , poé­tesse juive au des­tin éga­le­ment tra­gique, écri­vait en 1930 dans son poème Si la main qui meur­trit… : « J’ai voulu la souf­france [ke’èv]. Une souf­france vic­to­rieuse, / Une souf­france qui puri­fie, gra­ti­fie et porte fruit [maphréh] » sou­li­gnant avec lyrisme que la souf­france pou­vait don­ner pro­fon­deur et gran­deur à l’existence, être source de mois­son. (De loin suivi de Nébo, trad. de l’hébreu : B. Gras­set, Paris-Orbey, Arfuyen, 2013, p. 119).

[15] 129, p. 107.

[16] Dans un autre contexte cultu­rel, Rabin­dra­nath Tagore sou­ligne que « pour voir le vrai visage de la vie il faut la regar­der par la fenêtre de la mort. » (L’écrin vert, Paris, Gal­li­mard, 2008, cit. dans Intro­duc­tion, p. 36).

[17] 105, p. 91.

[18] 203, p. 153.

[19] Voir aussi 138, p. 113 : « la vie est belle, et elle est riche de sens. »

[20] 919, éd. Lafuma.

[21] 215, p. 161.

[22] Sur l’incessante prière, voir Lc 18,1 ; 1 Th 5,17. « Et je suis prière [wa’ani tephil­lah] dit le psal­miste (Ps 109,4).

[23] 146, p. 117.

[24] 118, p. 99.

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