Paru en 2020, ce livre consacré à Etty Hillesum [1] , avec 228 courts extraits de son œuvre, en néerlandais et en traduction française [2], suivis d’une note biographique et d’une note bibliographique, est livre à lire, à relire.
Dans la préface d’une quinzaine de pages, titrée Avec la Bible et le Livre d’heures, Gérard Pfister, à travers un texte conjuguant clarté et densité, s’attache à souligner l’importance de Rainer Maria Rilke et de la Bible pour Etty Hillesum. Grande lectrice de Rainer Marie Rilke, dont elle s’imprègne en profondeur, elle emporte avec elle vers la mort son Livre d’heures. Tout lire de celui qui, dans une lettre de 1901 à son beau-frère Helmuth Westhoff, écrivait : « Une grande et éternelle beauté parcourt le monde entier », vivre de ses écrits, retrouver ainsi une vérité cachée, oubliée, au fond d’elle-même.
Avec un dictionnaire de russe et le Livre d’heures, Etty emporte une Bible, ce livre que son père lisait en une demi-douzaine de langues (grec, français, russe…), y puisant des citations pour éclairer les jours, ce livre qui permet à la diariste et épistolière de recueillir l’héritage de l’ancestrale tradition juive et d’en vivre jusqu’à la mort. Creusant, à la suite de Maître Eckart, les profondeurs intérieures, elle recherchait, comme pour s’y retirer, la Présence de Celui qui est Tout et Autre.
1 – Vie et œuvre
Née le 15 janvier 1914 à Middelburg aux Pays-Bas, Esther Hillesum (dite Etty) est issue d’une famille juive non pratiquante. Louis Hillesum, son père, après avoir été professeur de langues anciennes, deviendra proviseur de lycée ; Rebecca Bernstein, sa mère, est d’origine russe. Quant à Jacob et Michaël, les deux frères cadets d’Etty, l’un sera médecin, l’autre pianiste précoce. Etty étudie le droit à Amsterdam jusqu’à l’obtention d’une maîtrise et acquiert la connaissance de la langue russe.
En 1941, Julius Spier, le psychochirologue qu’elle consulte, la révèle à elle-même et elle commence à écrire son journal. Mais le nazisme a déjà commencé à étendre sa chape de plomb barbare, inhumaine, sur l’Europe. En 1940, le père d’Etty avait été démis de ses fonctions ; en 1942 sont appliquées aux Pays-Bas les lois antijuives de Nuremberg. Sur les 140 000 Juifs néerlandais, 104 000 périront. En septembre 1943, Etty et ses proches partent en train pour Auschwitz où elle meurt le 30 novembre. Par une fente du wagon, elle avait lancé une ultime carte postale.
L’œuvre écrite d’Etty Hillesum est constituée de son journal, dont la dernière notation conservée est datée du 13 octobre 1942, et de lettres. La première publication de son journal aura lieu aux Pays-Bas en 1981, soit près de quarante ans après sa mort, suivie quelques années plus tard d’un recueil de lettres. En 1986, paraîtront ses écrits complets à Amsterdam.
C’est en 1985, aux éditions du Seuil, que voit le jour une première traduction en français due à Philippe Noble, d’extraits de journaux sous le titre d’Une vie bouleversée, avant la publication en 1988 de lettres. Toujours chez le même éditeur et avec le même traducteur, paraît en 2008 l’œuvre complète, tandis qu’en 2007, les éditions Arfuyen, qui soutiennent avec ferveur cette œuvre, avaient publié Histoire de la fille qui ne savait pas s’agenouiller.
2 – Extérieur et intérieur
Les citations du livre, soigneusement choisies, donnent à découvrir un chemin de vie. Sans connaître le néerlandais, le lecteur qui aura quelques notions d’allemand pourra sans trop de peine suivre le mouvement de la phrase dans les deux langues. L’un des fils directeurs essentiels d’Ainsi parlait Etty Hillesum réside dans l’importance cruciale donnée à l’intériorité. Il faut revenir à la vie intérieure [innerlijke leven], scruter les secrets de son être, les mondes intérieurs. L’intérieur [innerlijk] est le lieu de la véritable force [kracht]. C’est par l’intérieur que l’on peut se relier en vérité aux autres. Point de départ et de retour de la plus grande aventure humaine, l’intérieur est tâche, mission.
Qu’y a-t-il dans « ce puits très profond » si ce n’est « Dieu ». (23 [3], p. 41) Lui écoute au-dedans. « Ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en l’autre. » (193, p. 147) L’intériorité n’est pas repli mais ouverture vers le fini à partir de l’infini. Omniprésent, véritable leitmotiv musical, apparaît la thématique de l’écoute intérieure. Il faut « écouter au-dedans » [hineinhorchen en allemand[4]] (22, p. 39)[5], atteindre ainsi le cœur de soi, des autres, du monde, « écouter au-dedans de soi [in-sich-hineinhören en allemand] » (64, p. 63), « écouter au-dedans des autres [in anderen hineinhören en allemand] » (84, p. 77). S’éloigner des bruits afin de retrouver le ruisseau de vie qui, dans les profondeurs, s’écoule inépuisablement. Aller toujours au plus profond [immer tiefer en allemand], dans ces lointains intérieurs où habite Dieu.
Très attachée à l’intériorité, Etty n’en oublie pas pour autant l’extériorité qui garde aussi toute son importance. Inséparable de l’extériorité qu’elle rend habitable se dévoile l’intériorité. Si Etty définit sa vie comme une écoute intérieure, cette écoute porte vers les autres, vers le Tout autre.
3 – Ethique
Les citations d’Ainsi parlait Etty Hilleseum révèlent en elle une discrète mais ferme moraliste. Il y a une éthique qui se dégage peu à peu. Parmi les vertus dont Etty fait l’éloge figurent la patience, l’honnêteté, le refus de l’ambition. Rejeter l’aigreur, l’inutile révolte, ne pas être « moi–iste ». (114, p. 97). Croire, endurer et faire preuve de bonté [goedheid]. « Toujours : être très modeste [zeer bescheiden zijn]. (86, p. 79) Cultiver l’humilité [deemoed]. Parmi les vertus qu’Etty met en avant, il convient de souligner la présence de la simplicité [eenvoud]. Etre simple, devenir plus simple, vivre de simplicité [6]. Ainsi pousse le blé, tombe la pluie, tout simplement. Vivre éthiquement revient à trouver le véritable centre. Même au milieu de l’agitation, des multiples conversations, demeurer seule dans le calme [rust] et le silence [stilte]. « Pas de vanité ! » (94, p. 85)
S’il faut souffrir, que ce soit de manière « héroïque »[7]. Endurer coûte que coûte mais ne pas se résigner. La « grande patience [grote geduld] » [8] n’est pas fuite mais délivrance. Dans les épreuves, et elles furent particulièrement grandes pour Etty, « faire ce que l’on a à faire » (200, p. 151), sachant que, comme le rappelle Mt 6,34, « à chaque jour suffit sa peine » (ibid. et 223, p. 167). L’éthique d’Etty, qui conjugue héroïsme et dépouillement, s’achève dans l’abandon. Déposer à la fin du jour ses terrestres soucis aux pieds de Dieu, un Dieu qu’il faut aider pour être aidé de lui, garder en soi une parcelle d’infini [9]. Pour conclure sur l’éthique d’Etty Hillesum, il conviendrait d’évoquer la valeur qu’elle accorde à la vertu de fidélité. « Rester fidèle [trouw] » (201, p. 151), fidèle à soi, à ses convictions, aux moments de sa vie où la lumière a jailli et ainsi porter des fruits.
4 – Esthétique
S’il est une éthique chez Etty, on y rencontre aussi les grandes lignes d’une esthétique. La vie se dévoile comme le musicien du cœur. A cette musique, il convient de répondre par un langage le plus juste possible. Dire de manière impersonnelle, convenue, relève de l’infidélité à cette musique. Etty invite au contraire à « dire, d’une façon personnelle » (68, p. 67). A quoi bon dire si ce n’est un autre dire ? Se souvenant de sa lecture des Lettres à un jeune poète de Rilke, elle récuse un langage qui ne serait pas fondée sur un impératif venu du plus profond de son être.
Les mots inutiles, superficiels, ne sont que vaine littérature. « Chaque mot né d’une nécessité intérieure [innerlijke noodzakelijkheid], écrire ne peut rien être d’autre. » (99, p. 87) L’esthétique d’Etty rejette les longs discours, se resserre sur l’essentiel, le peu qui seul peut dire beaucoup en laissant sa part au non-dicible. « Il faut si peu de mots pour dire les quelques grandes choses qui comptent dans la vie. Si j’écris un jour (…) je voudrais tracer quelques mots sur un fond de silence. » (108, p. 93) Ecrire revient à répondre au silence qui est autour de nous et au silence qui est en nous, « un silence immense [overgroot zwijgen] »[10]. L’art d’écrire, art juste, fidèle, apparaît comme un art de l’économie. Le bon écrivain, qui est aussi bien un témoin, se montre « économe des mots », proscrit les mots qui ne relient à rien de profond.
Confronté à la barbarie de l’extermination, Etty sent que le langage se trouve porté là à la suprême déchirure. Comment dire, décrire, du foyer même de l’être cet inhumain anéantissement ? Et pourtant, il faut dire, et seul le poète peut là esquisser une parole qui puisse s’élever en chant. « Même dans un camp, il faut bien qu’il y ait un poète [dichter] pour vivre en poète cette vie-là, oui, même cette vie-là, et pouvoir la chanter [zingen]. » (204, p. 153) Seul un poète, portant en soi une parcelle de Dieu, peut trouver là encore une beauté enfouie et en vivre.
La poésie occupe une importance si décisive pour Etty qu’elle mendie le peu du poème [gedicht] comme vraie nourriture du cœur et de l’esprit, une nourriture qui nous relie au mystère de la vie. « Donne-moi chaque jour une petite ligne de poésie [kleine dichtregel], mon Dieu ». (199, p. 151) L’une des singularités de l’esthétique d’Etty, l’un de ses attraits, est qu’elle se prolonge dans la vie de l’esprit. « (…) j’effectue pour ainsi dire un travail de mise en forme, un travail d’artiste sur ma vie spirituelle [kunstenaarsarbeid aan mijn zieleleven]. » (142, p. 115) La vie spirituelle elle-même est appelée à devenir œuvre d’art.
5 – Recherche de sagesse
Attirée par la poésie, la quête de beauté, Etty l’est aussi par l’art de la réflexion, la quête de sagesse. Si philosophie il y a dans les citations d’Ainsi parlait Etty Hillesum, c’est une philosophie intuitive, non argumentative. « L’intuition est une vue du cœur dans les ténèbres » écrit-elle, citant en allemand l’écrivain juif de langue française André Suarès (53, p. 57). C’est sous le mode de l’intuition qu’Etty pense l’homme et le monde. Les pensées [gedachten] voisinent avec le cœur [hart]. La pensé intuitive, cordiale, pense l’homme comme mélange de terre [aarde] et de ciel [hemel].
Etty veut comprendre le sens de l’existence. Peu importent les connaissances si manque le sens. Il faut « chercher le secret [raadsel] de la vie. » (35, p. 47) La vie est une énigme à résoudre [11]. Chacun, dans la situation qui est la sienne, se voit poser différemment cette énigme. L’univers visible, l’homme, son destin, sa relation avec l’invisible, appartiennent au mystère. Etty, plutôt que de rationaliser, se tient à l’écoute, attend un signe [teken]. Un signe qui fera s’élever en elle une secrète musique. Il n’est de sagesse que de rechercher l’essentiel.
« La vie ne peut être enfermée dans un système. Pas plus qu’un être humain. » (56, p. 59) La philosophie d’Etty Hillesum est une philosophie étrangère aux systèmes, ces systèmes qui font fi de la réalité et de la vérité [waarheid], une philosophie existentielle et spirituelle, une philosophie qui retrouve son sens étymologique de recherche de la sagesse. Le système oublie l’expérience vécue qui seule importe. Etty veut comprendre mais non ranger sous des concepts. « Chaque jour, j’en apprends davantage sur les humains ». (180, p. 139) Comprendre l’homme, apprendre à déchiffrer les hiéroglyphes des autres, lire dans les êtres rencontrés. Dans chaque situation vécue sont mêlés le bon et le mauvais. La sagesse de la vie, loin des systèmes, sait se passer, au besoin des livres [12].
Etty Hillesum propose des règles, des chemins plutôt, de vie, puisés dans sa propre expérience intérieure. « Si on ne cherche pas à mettre le moindre détail de sa vie quotidienne en harmonie avec les grandes idées qu’on défend, ces idées n’ont aucun sens. » (93, p. 85) Invitation à une sagesse de chaque jour, à l’éloignement de toute infidélité envers nos croyances, à la cohérence comme voie de bonheur et rejet parallèle de l’éparpillement, du papillonnement, de l’émiettement. Etre sage, sincère, c’est être en mesure de répondre intérieurement à l’autre de ce tout ce qu’on fait et vivre sa vie en fonction de son propre itinéraire [13].
La sagesse d’Etty est une sagesse tragique. La souffrance peut élargir l’horizon, rendre plus humain [14]. Il y a un « art de souffrir [kunst van het lijden] »[15], un art indissociable de la dignité humaine. Pas plus qu’elle n’efface la souffrance, la sagesse d’Etty ne rejette la pensée de la mort. « Cela semble presque paradoxal : en excluant la mort [dood] de sa vie, on ne vit pas une vie complète, et en l’y accueillant, on élargit et on enrichit sa vie [leven]. » (136, p. 111) [16] Sagesse tragique mais aussi bien sagesse spirituelle [geestelikke]. Les domaines de l’âme [ziel] et de l’esprit [geest] sont infinis. Par l’esprit, Etty se sent à l’abri de tout mal qu’on pourra lui faire. Eviter les chemins qui égarent, ne mènent nulle part, et trouver « la voie principale » [17], celle qui porte un avenir. Pour cette sagesse-là, il faut savoir écouter toujours mieux, toujours plus, « sa voix intérieure » [18]. Où que l’on se trouve, hasard ou providence, être tout entier présent et ouvrir son cœur à la communauté. Pour Etty, la foi, l’acte de croire [geloven], peut donner une forme de grandeur à la plus misérable destinée.
6 – Mystique de la vie et de l’amour
Amie de la poésie, amie de la sagesse, Etty est une spirituelle et une mystique. Au cœur de sa spiritualité mystique demeurent l’amour (liefde) et la vie (leven). Le lecteur qui découvre Ainsi parlait Etty Hillesum ne peut qu’être frappé de l’importance cruciale qu’y revêtent la vie comme l’amour. Ce livre est un hymne à la vie comme un hymne à l’amour. Frappé sera aussi ce lecteur par le fait que celle qui se trouve confrontée à la plus grande injustice, à la proche menace de la mort sous les griffes de la haine nazie, ne cesse de chanter la beauté de la vie, de chanter avec joie. Comme un vaste fleuve, fort, habité d’éternité, coule la vie.
Rien ne peut briser l’amour de la vie [levensliefde] chez Etty, parfaitement lucide, pas même la nouvelle de la déportation des Juifs, du prochain anéantissement. « Et pourtant je trouve cette vie belle [schoon] et riche de sens [zinrijk]. » (127, p. 105) [19] Cette exaltation de la vie revient comme un poignant refrain. « (…) la vie est grande [groot], bonne, passionnante, éternelle [eeuwig] (…) » (54, p. 57) ‒ « (…) la vie [leven] devient infiniment riche et débordante de dons, même au plus profond de la souffrance [lijden]. » (155, p. 123) ‒ « Cette vie est quelque chose de merveilleux [prachtigs], quelque chose de grand ». (215, p. 161) Grande, bonne, passionnante, merveilleuse, demeure la vie pour qui l’accueille selon l’esprit. Du dedans jaillit le sentiment de la vie [levensgevoel].
Etty reste éclairée d’une confiance immense, même quand la vie extérieure se recouvre d’épaisses ténèbres. Accepter, malgré la nuit, la vie extérieure qui nous échoit en partage. Ainsi « même si l’on doit mourir misérablement, la vie est riche de sens et belle ». (148, p. 119) Vivre [leven] et être [zijn]. Etty n’oublie pas la vie des morts tout en cherchant à participer chez les vivants, traversés de mort, à la victoire de la vie, la vie immense.
« Où que je sois, j’essaierai de faire rayonner un peu d’amour, de ce véritable amour de l’être humain qui est en moi. » (48, p. 55) Mystique de la vie, mystique de l’amour. Tout aussi omniprésent que la vie est l’amour au long de ces citations. « O Seigneur (…). Fais-moi accomplir avec amour les mille petites choses du quotidien, mais que chaque petite action jaillisse d’un profond, d’un central sentiment de disponibilité et d’amour. » (51, p. 57) On croirait presque entendre la Thérèse d’Histoire d’une âme ou le Pascal de la fin du Mystère de Jésus invitant à « faire les petites choses comme grandes » et « les grandes comme petites » dans la lumière divine [20].
L’amour [leben] comme l’amitié [vriendschap] bâtissent un monde plus humain. La construction de la paix pour tous commence par la construction de la paix en soi. « Il faut renoncer à tout et faire chaque jour pour les autres les mille petites choses qui sont à faire, sans pour autant s’y perdre soi-même. » (153, p. 123) L’amour est le vrai pays [land] de l’homme. Mosaïque, christique, est la vision de l’amour chez Etty Hillesum. Si la haine rend ce monde inhospitalier, l’amour le rend habitable. Ne pas haïr ses ennemis, réduire les terres de la haine. « Il n’y a pas de frontières entre les hommes qui souffrent, on souffre de chaque côté de toutes les frontières et il faut prier pour tous. » (137, p. 113) Aux crimes, aux atrocités, opposer « une parcelle d’amour et de bonté » conquise intérieurement [21]. Ce qui manque le plus aux hommes, c’est l’amour.
Etty éprouve en elle l’abondance d’un flot d’amour. Pour chaque personne croisée en chemin, garder force intérieure, amour, confiance en Dieu. Etty pense l’amour du prochain comme une lumière qui éclaire la vie. Généreuse, altruiste, elle ne prie jamais pour elle mais toujours pour les autres. « On devrait prier jour et nuit pour ces milliers de gens. On ne devrait pas rester une minute sans prier. » [22] (206, p. 155) Du plus profond [allerdiepste] de son être où elle éprouve la présence de Dieu, elle fait de sa vie une oblation secrète.
Si Etty conserve, même dans l’extrême abandon, une certitude, c’est celle de devoir « aider à accroître la réserve d’amour sur cette terre. » [23]
Etre témoin
Vivre en harmonie avec la voix qui parle en nous, au profond de nous, vivre de manière juste, créatrice, n’est-ce pas témoigner [getuigen] ? Il est une Présence qui demeure même au temps de l’absence de sens. « Et pourquoi ne serais-je pas ce témoin [getuige] ? » (185, p. 141) Oui, Etty est devenue témoin, avec peu de mots, sans action éclatante, un témoin de vie et d’amour. « (…) témoigner à travers toutes les situations et jusqu’à la mort que cette vie est belle et riche de sens ». (156, p. 125) Et si elle s’assombrit, se délite, c’est en raison de nos infidélités. En soi, la vie reste belle, pleine de sens.
Etty, qui a le sentiment de tout porter en elle, qui donne une dimension artistique, poétique, à sa vie spirituelle, délivre un message tout empreint d’universalité et d’humanité. « L’homme doit juste continuer sur son chemin, celui qu’il pense devoir suivre, et quelles que soient les circonstances. » (210, p. 157) Construire sa vie avec authenticité. Le message d’Etty, nourri d’une « mystique » à la « sincérité cristalline » [24], invite à la marche vers la lumière. « Une fois qu’on a commencé à marcher avec Dieu, il n’y a plus qu’à marcher encore, la vie entière n’est plus qu’une longue marche – bien étrange sentiment. » (174, p. 135)
Ainsi parlait – Aldus sprak Etty Hilesum : un livre à lire, relire, soit de manière continue, soit au hasard, par fragments, au gré des jours, un livre qui sera nourriture pour les croyants mais aussi pour les incroyants par son universelle humanité, pour tous ceux aux yeux de qui la force de l’esprit et du cœur peut donner sens à l’existence.
Une sagesse des jours, un chant de vie, un chant d’amour…
bernard grasset
[1] Si cette recension s’est transformée en étude, je précise que je ne suis en rien spécialiste d’Etty Hillesum et que ces pages n’ont d’autre vocation que de donner envie de lire des citations habitées d’un souffle incandescent.
[2] La traduction, qui apparaît tout au long soucieuse de sobriété, de justesse et de clarté, a été réalisée spécialement pour cette édition.
[3] Numéro de la citation dans le livre. Il en sera ainsi pour les autres références.
[4] Régulièrement Etty fait usage de mots, d’expressions en allemand.
[5] Voir aussi 193, p. 147.
[6] 30, p. 45 ; 86, p. 79 ; 159, p. 127.
[7] 172, p. 135.
[8] 124, p. 103.
[9] 171, p. 133. Martin Buber, dans son Moïse, aimait remarquer que le Dieu créateur avait confié à sa créature de devenir elle-même, dans sa finitude, créatrice, s’était « adjoint l’homme » afin qu’il « “fasse” œuvre personnelle ». (Paris, PUF, 1986, p. 101).
[10] 182, p. 139.
[11] 44, p. 53.
[12] 176, p. 137. Sans rien, il reste un fragment de ciel, un espace, laissant la possibilité aux mains d’implorer.
[13] 96, p. 85.
[14] 181, p. 139. Rachel , poétesse juive au destin également tragique, écrivait en 1930 dans son poème Si la main qui meurtrit… : « J’ai voulu la souffrance [ke’èv]. Une souffrance victorieuse, / Une souffrance qui purifie, gratifie et porte fruit [maphréh] » soulignant avec lyrisme que la souffrance pouvait donner profondeur et grandeur à l’existence, être source de moisson. (De loin suivi de Nébo, trad. de l’hébreu : B. Grasset, Paris-Orbey, Arfuyen, 2013, p. 119).
[15] 129, p. 107.
[16] Dans un autre contexte culturel, Rabindranath Tagore souligne que « pour voir le vrai visage de la vie il faut la regarder par la fenêtre de la mort. » (L’écrin vert, Paris, Gallimard, 2008, cit. dans Introduction, p. 36).
[17] 105, p. 91.
[18] 203, p. 153.
[19] Voir aussi 138, p. 113 : « la vie est belle, et elle est riche de sens. »
[20] 919, éd. Lafuma.
[21] 215, p. 161.
[22] Sur l’incessante prière, voir Lc 18,1 ; 1 Th 5,17. « Et je suis prière [wa’ani tephillah] dit le psalmiste (Ps 109,4).
[23] 146, p. 117.
[24] 118, p. 99.