Karen Blixen, une odyssée africaine

Entre la baronne danoise et l’Afrique, un coup de foudre et dix-sept ans d’une vie (1914–1931), un temps plein de shau­ries (pro­blèmes en swahili)


Out of Karen Blixen

“Ne vous maquillez pas, car si vous vous pei­gnez vous-même, com­ment vous peindrais-je ?” avait cou­tume de deman­der le peintre danois Abil­gaard à ses modèles. Et son com­pa­triote, le cinéaste Carl Theo­dor Dreyer, maître absolu du clas­si­cisme sévère, exi­geait la vérité tra­gique du visage, celle d’un être-pour-la-mort. Au revers, et Dane­mark pour Dane­mark, la Blixen sur­charge d’effets, de voiles et de masques la vérité de son être pro­fond : cher­chez la femme. Entre ses pseu­do­nymes, ses allées et venues entre les conti­nents et les langues (danois et anglais), cette baroque moderne a tout fait pour semer ses lec­teurs ou — c’est une même chose — les appe­ler. Le jeu des pseu­do­nymes, qu’elle par­tage avec Kier­ke­gaard (Cli­ma­cus, Anti-Climacus, Vic­tor Ere­mita, Johannes de Silen­tio, etc.), dit le reflet d’un vacille­ment iden­ti­taire autant que la ten­ta­tion de la fiction.

La cigogne, le lion, les oiseaux : dans le bes­tiaire élec­tif, trois ani­maux. Le vola­tile des rêves loin­tains, la force morale et sau­vage de l’Afrique et les petits oiseaux du ciel de la châ­te­laine de Rung­sted­lund. Et si l’on a cou­tume — c’est le cas ici — de ne rete­nir de K. Blixen que l’Afrique (mais il aura fallu, au nom d’une géo­gra­phie aber­rante, pas­ser par Meryl Streep, Sid­ney Pol­lack et Hol­ly­wood), on a certes rai­son de son­der ses années afri­caines qui ne ces­se­ront de la han­ter sa vie durant. On peut quit­ter l’Afrique, l’Afrique ne vous quitte pas. Struc­ture super­fi­cielle, struc­ture pro­fonde : une nou­velle fois les lumières et les ombres d’un théâtre per­son­nel. La belle his­toire d’amour a peut-être moins lieu avec le beau et red­for­dien Denys qu’avec le conti­nent noir. Entre cette Danoise et l’Afrique (pay­sage, faune et habi­tants) un coup de foudre et dix-sept ans d’une vie (1914–1931), du départ roman­tique d’une jeune mariée à un retour forcé pour cause de faillite, un temps plein de shau­ries (en swa­hili, “problèmes”).

L’Afrique est le monde que se choi­sit une jeune femme pour oublier le sui­cide de son père, Boga­nis (le nom lui fut donné par les Paw­nees du Min­ne­sota), sorte de Gas­ton Phé­bus boréal, spé­cia­liste de la chasse dont la figure sui­vra sa fille comme son ombre. Venant en Afrique par l’Aden de Rim­baud et Nizan, elle s’ouvre au conti­nent à Mon­basa. La Baronne (elle tient tant à ce titre) échappe au sort en prêt-à-vivre que son milieu patri­cien et son pays lui des­sinent pour ral­lier l’Afrique orien­tale anglaise qui n’est pas encore le Kenya ou la perle du Com­mon­wealth. Cla­quant, comme la Nora ibsé­nienne (mais une Nora qui par­ti­rait avec son mari), la porte d’un des­tin convenu et déjà écrit, elle part réa­li­ser sa voca­tion (depuis Kier­ke­gaard, le mot le plus danois) dans la liberté libre.

J’ai pos­sédé une ferme en Afrique au pied du Ngong : il n’y a pas dans la lit­té­ra­ture du monde deux inci­pits comme celui de La Ferme afri­caine, des mots aussi tein­tés de nos­tal­gie véné­neuse pour cette ferme dont le mari, Bror, se dés­in­te­resse mais qu’elle inves­tit de la force énorme de son cœur pour y faire vivre une bien gut­tu­rale com­pa­gnie, la Karen Cof­fee Com­pany Ltd. Très vite, shauri sur shauri, les adul­tères de Bror, la réces­sion éco­no­mique, la MST mais de plus en plus l’Afrique. Les mots d’une lettre en témoignent : Je devais vivre l’Afrique. Et Mbo­gani House (on croit entendre le nom du père), la mai­son dans les bois, sera le cœur de la vie pour cette nou­velle Shé­hé­ra­zade, ten­tant de rete­nir Denys par ses contes et vivant tou­jours à l’écoute des Afri­cains, vus dans leurs diver­si­tés eth­niques ou reli­gieuses. Un peu comme Tol­stoï à Yas­naïa Poliana, elle crée une école (elle est une sorte de maî­tresse) et un dis­pen­saire (elle est quelqu’un comme un dak­tari). Son cœur bat pour les lions, les bush-bucks, les shee­tas et les anti­lopes de Grant.

Le bon­heur donc (la musique, l’amour avec Denys) mais aussi très vite, et pour reprendre le titre de son deuxième livre afri­cain, des Ombres sur la prai­rie. Denys est certes l’aérien Ariel de La Tem­pête et elle la Tanis / Tita­nica du Songe d’une nuit d’été, il s’agit bien du même dra­ma­turge, mais de deux pièces dif­fé­rentes. En 1931, la com­pa­gnie s’écrase au sol et Denys se crashe en avion avant d’être enterré, selon son vœu, dans un ter­ri­toire de lions près du Ngong. Karen, le cœur gros, regagne une Europe qui lui est étrangère.

A son départ, un enfant blessé suit sa voi­ture et hurle sur des kilo­mètres, la sup­pliant de ne pas s’en aller. L’odyssée, ou la saga, s’achève et le récit, publié en 1937, en rend la mesure, la déme­sure. Mais cette voix d’abord, son enchan­te­ment grave, son réson empoi­sonné : I had a farm in Africa.

pierre grouix

   
 

Jean-Noël Liaut, Karen Blixen, une odys­sée afri­caine, Payot, 2004, 240 p. — 18,00 €.

 
 

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