Frederick Pohl & Cyril M. Kornbluth, Planète à gogos & Les gogos contre-attaquent

La science-fiction est aussi un sport de com­bat   

Vendre à des consom­ma­teurs nés une idéo­lo­gie anti­ca­pi­ta­liste à tra­vers une œuvre de science-fiction, à une époque où ce genre est le véhi­cule de la pen­sée scien­tiste dif­fu­sée aux masses popu­laires, dans un pays bâti sur l’investissement d’entrepreneurs pri­vés, les­quels se trouvent alors en pleine guerre idéo­lo­gique contre un bloc de pays com­mu­nistes, voilà le défi que rele­vèrent Pohl et Korn­bluth en juin 1952 avec le roman-feuilleton (serial) ori­gi­nel­le­ment inti­tulé Gravy Pla­net [1], publié dans le pulp Galaxy.
Ayant com­mencé sa car­rière très jeune, Cyril M. Korn­bluth laissa der­rière lui de nom­breuses œuvres lit­té­raires de science-fiction, publiées en son nom propre ou sous divers pseu­do­nymes, avant que la mort ne l’emporte pré­ma­tu­ré­ment en 1958 à l’âge de 34 ans seule­ment. De même, Fre­de­rik Pohl était rédac­teur en chef des revues Asto­ni­shing Sto­ries et Super Science Sto­ries dès ses 21 ans. Auteur, antho­lo­giste, conseiller lit­té­raire, direc­teur lit­té­raire de col­lec­tions de science-fiction et rédac­teur en chef, notam­ment des revues If et Galaxy entre 1961 et 1969, Pohl forma avec Korn­bluth un tan­dem devenu célèbre grâce à Gravy Pla­net, réin­ti­tulé The Space Mer­chants à l’occasion de la sor­tie du serial en roman, en 1953.

Alliant leur art, ils ima­ginent un futur où l’idéologie mer­can­tile a atteint un tel degré de domi­na­tion sociale qu’elle plonge l’humanité dans une ser­vi­tude fana­tique qui pour­rait faire rire sans déso­la­tion si elle n’était pas annon­cia­trice de la société mon­diale du XXIe siècle. Œuvre d’anticipation sati­rique, Pla­nète à gogos est un clas­sique incon­tour­nable du genre parce qu’elle entraîne le lec­teur dans une fresque futu­riste vin­tage pleine de rebon­dis­se­ments, parce qu’elle a l’audace de par­tis pris idéo­lo­giques ame­nés de manière fine et humo­ris­tique ; et enfin parce qu’elle a inau­guré une nou­velle voie en s’éloignant de la science-fiction camp­bel­lienne.
En effet, la revue même dans laquelle le serial fut ini­tia­le­ment publié ouvrait de nou­velles pers­pec­tives au genre. Diri­gée par Horace L. Gold, les œuvres de Galaxy conci­liaient la pas­sion nar­ra­tive des pulps et la matu­rité lit­té­raire d’une nou­velle géné­ra­tion d’écrivains pour les­quels la plume devait subli­mer la pensée.

Jusqu’alors incarné par Astoun­ding sous l’autorité de John W. Camp­bell, la science-fiction des années 1940 consti­tuait un genre uni­di­rec­tion­nel où le pro­grès scien­ti­fique était un savant mélange de béa­ti­tude opti­miste et de can­deur mer­veilleuse, don­nant des reliefs magiques aux fic­tions scien­ti­fiques. Or, Pohl et Korn­bluth plantent le décor de leur roman pré­ci­sé­ment sur cette foi inébran­lable que leurs contem­po­rains vouaient au pro­grès, à la science et à la tech­nique.
Cette espé­rance était d’autant plus pas­sion­née que le pays était tou­ché par la Grande Dépres­sion depuis le krach bour­sier de 1929. Plus la crise est dure, plus la pau­vreté et le chô­mage sont mas­sifs et plus, para­doxa­le­ment, l’imaginaire état­su­nien se réfu­gie dans la fer­vente croyance en un futur idyl­lique, pros­père, sans misère ni pénurie.

Somme toute, ces espoirs irra­tion­nels sont la contre­par­tie néces­saire à l’investissement et, de cette façon, se trouvent au fon­de­ment même du capi­ta­lisme : la conquête d’un ter­ri­toire ou d’un mar­ché consiste à inves­tir en pre­nant des risques et tra­vailler dur aujourd’hui pour en jouir demain. L’optimisme fol­le­ment tenace des état­su­niens est un pré­re­quis qui se décline aussi bien dans l’histoire de leur pays que dans leur concep­tion du monde, tout comme nous le retrou­vons, de manière cultu­rel­le­ment évi­dente, chez les pro­ta­go­nistes de Pla­nète à gogos et sa suite, publiée en 1984, Les Gogos contre-attaquent.
Dès les pre­mières pages de l’œuvre, la science est donc pré­sen­tée comme l’outil mira­cu­leux inventé par les humains et il n’y aura désor­mais plus aucun pro­blème que la science, telle une baguette magique, ne saura résoudre à l’avenir. Que la science elle-même engendre une contre­par­tie néfaste, et un sup­plé­ment de science résou­dra la com­pli­ca­tion impré­vue. Grâce à elle, le monde de demain sera celui de la civi­li­sa­tion donc de la cité, offrant des pano­ra­mas miri­fiques de gratte-ciels, de ponts, de tun­nels et de voi­tures volantes.

Toute­fois, dans l’œuvre, l’épuisement des gise­ments de pétrole oblige les gens à bra­ver le smog, équipé d’un masque à filtre anti­pous­sière, pour se dépla­cer en « pédi­taxis » – une ver­sion de tuk-tuk non moto­risé au design futu­riste. Et encore un pro­blème résolu par la fée Pro­grès ! Si de nos jours nous savons que les gise­ments de pétrole ne sont mal­heu­reu­se­ment pas prêts de se tarir, le « pédi­taxi » existe tout de même et se ren­contre sous l’appellation « vélo-taxi », ravis­sant le cœur des spor­tifs et des citoyens sou­cieux de l’environnement… pour la modique somme de trois à six SMIC.[2]

Consi­dé­rant le fait que ces cités sont sur­peu­plées, sui­vant le cal­cul mal­thu­sia­niste bien connu des auteurs de SF [3], les loge­ments doivent être ingé­nieux : mesu­rant à peine quelques mètres car­rés, qu’on y vive seul ou en colo­ca­tion au point de par­ta­ger un lit pour trois selon des cré­neaux horaires déter­mi­nés. Le mobi­lier est esca­mo­table et l’immobilier du futur est enri­chi par des « aqua­ché­lèmes » : d’anciens pétro­liers amar­rés, pro­po­sant de spa­cieux loge­ments de neuf mètres car­rés. Cette stra­té­gie qui consiste à gagner du ter­rain construc­tible sur la mer n’est pas sans rap­pe­ler les actuels terre-pleins lit­to­raux et autres îles arti­fi­cielles. Quant au mobi­lier esca­mo­table, il existe aujourd’hui à tous les prix, y com­pris dans le domaine du luxe, et les années 2000 ont vu la nais­sance de socié­tés spé­cia­li­sées dans la recon­ver­sion de contai­ners mari­time en appar­te­ments pour per­mettre à une popu­la­tion crois­sante et tou­jours plus pauvre d’accéder au logement.

Le tableau peint par Pohl et Korn­bluth déforme ainsi les traits de l’optimisme naïf pour les pous­ser vers un futur plus réa­liste et bien moins sédui­sant, tout en conser­vant un style rétro fort agréable. En tant que « Futu­rians », ces jeunes auteurs dési­rent contes­ter l’aspect mono­li­thique que Camp­bell et son « écu­rie » d’écrivains donnent au genre afin d’ouvrir celui-ci à la poli­tique et de réveiller la conscience cri­tique du fan­dom (ou  fan­base en fran­çais, qui désigne la sous-culture propre à un ensemble de fans, c’est-à-dire tout ce qui touche au domaine de pré­di­lec­tion d’un groupe de per­sonnes et qui est orga­nisé ou créé par ces mêmes per­sonnes).
Un de leurs amis auteur, John B. Michel, fait lire un mani­feste inti­tulé Muter ou mou­rir lors d’un congrès ama­teur en 1937 et les Futu­rians adoptent cette vision pro­gres­siste qui devient pour eux une véri­table doc­trine. Appe­lée le « miché­lisme », celle-ci prône la réa­li­sa­tion d’une uto­pie située à gauche de l’échiquier politique.

Frede­rik Pohl lance alors la Futu­rian Fede­ra­tion of the World en 1939 à New York, un groupe de pen­sée proche des idées mar­xistes réunis­sant des hommes et des femmes auteurs (parmi les­quels Judith Mer­ril, Damon Knight, Isaac Asi­mov ou encore Richard Wil­son). Puis Donald Woll­heim créait la Futu­rian League en 1940 dans le but de ral­lier les pas­sion­nés de tout le pays.
Si Pla­nète à gogos et sa suite sont des œuvres sati­riques uti­li­sant le sar­casme et l’humour pour cri­ti­quer l’ame­ri­can way of life et le libé­ra­lisme éco­no­mique anthro­po­phage, elles le font d’une manière si brillante et ingé­nieuse qu’elles pour­raient même convaincre Gérard Mul­liez et sa famille [4].

Le pre­mier cha­pitre du pre­mier roman est très habile avec une chute simple mais effi­cace et la plon­gée immé­diate dans cette uto­pie de hucks­ters [5], folle et pour­tant réa­liste, est une bonne mise en bouche. Moyen­nant un élé­ment déclen­cheur qui s’avère un tan­ti­net trop long à venir pour les deux récits, la patience du lec­teur sera récom­pen­sée et il pren­dra beau­coup de plai­sir à voir le mal­heur s’abattre sur ces beaux par­leurs, aussi immo­raux que mani­pu­la­teurs – sorte de pré­dic­tion de ce que seront les yup­pies et les gol­den boy des années 1980.
Plus encore, il pourra savou­rer le déca­lage per­ma­nent entre les déboires vécus par ces anti­hé­ros cyniques, ce qu’ils observent avec une hon­nête luci­dité et ce qu’ils ont appris à pen­ser du monde. En outre, le choix du nar­ra­teur homo­dié­gé­tique com­biné à une nar­ra­tion simul­ta­née pour les deux romans est très judi­cieux, le style est accro­cheur et le dérou­le­ment est fluide, et si l’effet de sym­pa­thie n’est pas acquis, selon les opi­nions per­son­nelles du lec­teur, alors l’effet comique sera renforcé.

Histoire de vie qui se trans­forme en véri­table épo­pée, les actions sont pal­pi­tantes et le rythme demeure sou­tenu tout au long du récit. De sur­croît, l’action mène nos pro­ta­go­nistes à la décou­verte de micro­cosmes fort inté­res­sants. La plon­gée dans l’univers de la Chlo­rella Cor­po­ra­tion et la décou­verte de Poul­grain, par exemple, sont des moments véri­ta­ble­ment jubi­la­toires : Mit­chell découvre un uni­vers paral­lèle au sien, pour lequel Pohl et Korn­bluth ont fait preuve d’une ingé­nio­sité aussi abso­lue qu’effrayante, met­tant en scène une sorte de mons­truo­sité trans­gé­nique avant même la créa­tion des OGM (1993).
Si le deuxième roman, Les gogos contre-attaquent, est moins bien réussi que le pre­mier car les idées et le schéma nar­ra­tif sont iden­tiques au pre­mier, donc moins sur­pre­nants, et parce que l’on sent l’absence de Korn­bluth dans le style d’écriture un peu plus gros­sier, la suite demeure agréable à lire et son dénoue­ment la jus­ti­fie. En outre, on saluera le tra­vail de Mar­tin Ver­dier pour son illus­tra­tion de cou­ver­ture, laquelle rem­plit à mer­veille le rôle qu’elle se donne : cap­ter le regard, inter­ro­ger et faire sou­rire avant de sus­ci­ter en défi­ni­tive une fié­vreuse envie d’achat.

Mais sur­tout, le dip­tyque des gogos est à l’opposé de ses œuvres enga­gées, pleines de ces bons sen­ti­ments pleur­ni­chés par un auteur un peu tar­tufe, ou de ses anti­ci­pa­tions actuelles qui, pour la plu­part, versent tel­le­ment dans l’alarmisme qu’elles pro­posent ou bien une escha­to­lo­gie décli­née selon le dis­cours du moment de l’expert ès col­lap­so­lo­gie, ou bien une épo­pée de sur­vi­vants bar­bares du monde pos­ta­po­ca­lyp­tique en proie au chaos.
L’œuvre de Pohl et Korn­bluth et sa suite ne sont pas plus un dis­cours inquiet sur la fin du monde qu’un pam­phlet contre la bour­geoi­sie capi­ta­liste car, à l’inverse, les deux his­toires adoptent le point de vue opi­niâtre de celui qui a réussi et a tra­vaillé dur pour réussir.

Les deux pro­ta­go­nistes, Mit­chell Cour­te­nay et Tenny Tarb, sont issus de la classe diri­geante, publi­ci­taires de pre­mière classe, façon­nés dans et pour la publi­cité, convain­cus du bien-fondé de tout pro­grès scien­ti­fique, cer­tains de la forme sociale mer­veilleuse et inéga­lable qu’est la société de consom­ma­tion, ne deman­dant rien de plus qu’un bureau d’angle et une femme à aimer. Conscients des inéga­li­tés sociales et de la mani­pu­la­tion que les publi­ci­tés exercent sur les « autres » (ces huma­noïdes qui ne sont que des consom­ma­teurs), aucun ne vou­drait pour­tant prendre le risque de remettre en cause le sys­tème et com­pro­mettre ainsi son propre sta­tut social.
Et quand bien même ils tombent au plus bas, réduits à n’être plus qu’un tra­vailleur (c’est-à-dire l’esclave d’une société ano­nyme toute puis­sante) ou pire, un consom­ma­teur (c’est-à-dire l’esclave d’un pro­duit), ils conservent leur tem­pé­ra­ment arro­gant et rusé, accep­tant le sort avec doci­lité, per­sua­dés que leur génie leur per­met­tra de remon­ter la pente, de deve­nir un vrai self-made-man.

De sorte que, même lorsqu’ils vivent parmi les classes sociales les plus basses, il n’y a jamais misé­ra­bi­lisme, ni pitié lar­moyante qui insup­porte tant les plus aisés, ni même ce ton mora­li­sa­teur qui exas­père tout le monde. Il ne reste plus que la réa­lité. Toute crue. Sans embal­lage ni publi­cité : sans émo­tion à vendre. Le mes­sage de Pohl et Korn­bluth devient alors aussi per­cu­tant qu’un upper­cut.
Et si l’idée que la société de consom­ma­tion ne per­met pas d’accéder au bon­heur et est, au contraire, un sys­tème can­ni­bale, est une évi­dence pour nous, Fran­çais du XXIe siècle vic­times de son apo­gée, acteurs ou témoins des ten­ta­tives de luttes sociales anti­ca­pi­ta­listes dure­ment répri­mées qui émaillent sans suc­cès tous les pays, et ce de manière très régu­lière depuis son ins­tau­ra­tion, ce ne l’était pas pour les état­su­niens de 1953.

Pour atteindre cet objec­tif, les auteurs se sont atta­qués au capi­ta­lisme par trois axes prin­ci­paux : la publi­cité, l’entreprise et l’écologie. Dans les romans, le sys­tème publi­ci­taire et les pro­duits qu’ils vendent sont aussi alié­nants que vio­lents, les entre­prises sont de véri­tables escla­va­gistes du futur, et les éco­lo­gistes sont consi­dé­rés comme de dan­ge­reux ter­ro­ristes.
À l’inverse des habi­tants de Vénus qui – bande d’imbéciles – font de la publi­cité hon­nête pour les pro­duits qu’ils vendent au point d’en décon­seiller l’achat aux éven­tuels clients, Tenny Tarb et Mit­chell Cour­te­nay, en tant que publi­ci­taires, savent qu’il faut être un « fieffé boni­men­teur » pour faire car­rière dans le métier. Et lorsque Mit­chell Cour­te­nay met son génie au ser­vice de la cause des éco­lo­gistes par inté­rêt, pré­ci­sant au lec­teur que « ce n’était pas la pre­mière fois que je consa­crais mon talent à van­ter les mérites d’un pro­duit que per­son­nel­le­ment je n’approuvais pas »[6], il prouve par là-même que les stra­té­gies publi­ci­taires sont plus effi­caces encore que les stra­té­gies de pro­pa­gande politique.

La vente ne consiste pas à faire appel à la rai­son mais au contraire à sus­ci­ter le besoin en exci­tant les émo­tions humaines. C’est pour cette rai­son que l’on parle d’art dans la vente et pour cela que les artistes sont embau­chés comme publi­ci­taires. Il ne faut pas vendre un pro­duit, mais une sen­sa­tion de bien-être. Le talent des publi­ci­taires est de « cana­li­ser dans la bonne direc­tion le flot tor­ren­tiel et pro­fond des émo­tions humaines »[7].
En ven­dant ainsi du rêve, les indi­vi­dus sont endoc­tri­nés à leur insu, ils deviennent des consom­ma­teurs qui ne peuvent s’empêcher d’acheter, même s’ils détestent la publi­cité ou le pro­duit. Et la publi­cité est par­tout, enva­his­sante, sti­mu­lant sans cesse les sens humains. Elle pul­lule sur les murs, dans les airs, dans les oreilles et les narines, elles sont « céré­bro­di­rectes » et pour­raient se pro­je­ter sur la rétine…

Le pro­duit et la publi­cité sont conçus ensemble de façon à sus­ci­ter le besoin d’un autre pro­duit, c’est le « trust sphé­rique » : la ciga­rette donne envie de boire de la limo­nade qui donne envie de gri­gno­ter qui donne envie de fumer, etc. Cer­tains pro­duits contiennent même des pro­duits addic­tifs : le Sur­café ou encore le Mokie-Koke, si bien qu’existent des groupes de sou­tien et des centres de dés­in­toxi­ca­tion. En bon publi­ci­taire, Tenny Tarb, pour­tant devenu lui-même « moki­mane », pousse même le vice en ima­gi­nant une stra­té­gie publi­ci­taire afin de noyau­ter les groupes de consom­ma­teurs ano­nymes ou « Consom­mA­noms » dans le seul et unique but de leur vendre un nou­vel arse­nal de pro­duits et les rendre encore plus addicts.
Arse­nal est le bon terme car « les hommes d’affaires entre­pre­nants des États-Unis »[8] se trouvent en guerre contre le reste de l’humanité et la pla­nète : il faut vendre à tout prix, piller les richesses, s’enrichir à outrance, ali­gner tous les peuples humains sur le mode de vie capi­ta­liste, même ceux qui vivent sur les terres les plus recu­lées du monde, comme les Huis et les Kaza­khs du désert de Gobi, ou les Vénos retran­chés sur Vénus.

Et l’arme ultime du yup­pie, bien sûr, c’est la publi­cité. La vente de rêve per­met des « assauts mer­can­tiles » par un « abru­tis­se­ment sen­so­riel total » et un « défer­le­ment de sti­muli lim­biques » lors d’une « cam­pagne publi­ci­taire guer­rière ». Les humains se font « camp­bel­li­ser », grâce aux tra­vaux d’un dénommé H.J. Camp­bell, auteur de l’étude Les prin­cipes de plai­sir [9], lequel a prouvé que la sti­mu­la­tion du sys­tème lim­bique est pri­mor­diale dans la sen­sa­tion de plai­sir. Les publi­ci­taires du futur uti­lisent cette décou­verte pour sou­mettre les humains en les obli­geant ainsi à deve­nir des consom­ma­teurs com­pul­sifs.
En deve­nant Groby William George, Mit­chell Cour­te­nay découvre quant à lui qu’il existe des mondes paral­lèles au sien, consti­tué par des entre­prises plus puis­santes qu’un gou­ver­ne­ment, pro­prié­taire d’une main-d’œuvre réduite à l’état d’esclaves dégui­sés, grâce à des contrats d’embauche alié­nant et un sys­tème d’endettement.

Instal­lée au Costa Rica, véri­table État dans l’État, Chlo­rella Cor­po­ra­tion achète sa toute-puissance en ver­sant cent quatre-vingts mil­liards de dol­lars d’impôts, ce qui lui per­met d’acheter la jus­tice si un employé ne res­pecte pas les termes de son contrat. Et tout est fait pour que le tra­vailleur soit tou­jours débi­teur, de sorte qu’il tra­vaille gra­tui­te­ment pour l’entreprise toute sa vie, de même que ses enfants dès l’âge de dix ans, dès lors qu’ils sont nés sur le sol de l’entreprise (au cin­quan­tième étage, dans la salle de récréa­tion de mille lits) : les bons à payer à 6 % d’intérêts, les ver­se­ments à la caisse mutuelle des employés, les coti­sa­tions syn­di­cales, l’acompte sur les droits d’admission, l’impôt de rete­nue à la source, la taxe d’hospitalisation, la coti­sa­tion retraite, les pro­duits de consom­ma­tion…
Chaque jour, la dette s’accroît et Mit­chell sent que cette vie de tra­vail anni­hile son esprit : « j’avais l’impression déses­pé­rante que ce serait tou­jours comme ça, que ce n’était pas si ter­rible et qu’on avait tou­jours la res­source de s’installer devant un hyp­no­té­lé­vi­seur, ou de s’enivrer à la limo­nade ou peut-être de goû­ter une de ces cap­sules vertes qui se ven­daient sous le man­teau à des cours variant chaque jour »[10].

Ces entre­prises, au ser­vice des­quelles sont les publi­ci­taires, se carac­té­risent éga­le­ment par des imbro­glios bour­siers et des actions qui se comptent désor­mais en mil­liards de « méga­dol­lars ». C’est contre cet asser­vis­se­ment aux pro­duits, aux publi­ci­taires et aux entre­prises, que les « Éco­los » se dressent.
Pohl et Korn­bluth employaient l’apocope « consers » pour dési­gner les conser­va­tion­nistes, c’est-à-dire les par­ti­sans de la conser­va­tion de la nature,  de la sau­ve­garde des espaces natu­rels et sau­vages. La pre­mière tra­duc­tion repre­nait ce terme mais, à l’occasion de la réunion des deux romans en un seul, la tra­duc­tion fut révi­sée et les éti­quettes « Écolo » et « éco­lo­gistes » furent pri­vi­lé­giées afin de per­mettre au lec­teur de mieux retrou­ver ses propres réfé­rences culturelles.

Dans les romans, non seule­ment les Éco­los ne com­prennent rien à la publi­cité, mais en plus ils com­battent le sys­tème en place en rai­son d’une idéo­lo­gie tota­le­ment anti­no­mique à celle des publi­ci­taires. Consi­dé­rés comme des cri­mi­nels, la croyance en l’écologie est inter­dite, obli­geant les par­ti­sans éco­los à deve­nir un cou­rant d’opposition secret et fermé, orga­nisé en cel­lules clan­des­tines auto­nomes, n’ayant aucune rela­tion hori­zon­tale entre elles, tan­dis que les contacts ver­ti­caux ne sont assu­rés que par des inter­mé­diaires.
Les auteurs citent deux figures emblé­ma­tiques réelles : « les héros éco­lo­gistes presque mythiques comme Vogt et Osborne [sic] dont on impo­sait dans toutes les cel­lules la lec­ture des œuvres »[11].

Henry Fair­field Osborn Junior fut le pre­mier bio­lo­giste à inter­pel­ler l’humanité du désastre éco­lo­gique qu’elle engendre par ses acti­vi­tés et son insou­ciance, à la sor­tie de la Seconde Guerre Mon­diale, avec un essai publié en 1948, La pla­nète au pillage [12]. Il y avance notam­ment l’idée que l’humanité est deve­nue une nou­velle force géo­lo­gique et pré­voit que son inci­dence pro­vo­quera des catas­trophes éco­lo­giques dont les consé­quences sur sa propre espèce seront pires que la guerre. Ors­born fut éga­le­ment le pré­sident de la New York Zoo­lo­gi­cal Society, deve­nue Wild­life Conser­va­tion Society, l’une des plus anciennes ONG de pro­tec­tion de la nature (1895).
Quant à William Vogt, il fut un éco­logue nota­ble­ment connu pour son essai La faim du monde [13], sorti peu après La pla­nète au pillage, en 1948. Il y aborde en par­ti­cu­lier les consé­quences d’une sur­po­pu­la­tion et prône le contrôle des naissances.

En abor­dant ainsi ces trois thèmes, Pohl et Korn­bluth donnent leur propre vision d’un tota­li­ta­risme sour­nois et séduc­teur ; ils démontrent que le capi­ta­lisme peut être lui aussi com­pris comme un sys­tème tota­li­taire dans la mesure où il s’insinue dans toutes les com­po­santes sociales, endoc­trine des citoyens rabais­sés au rang de consom­ma­teurs imbé­ciles, et parce qu’il n’admet aucune oppo­si­tion qui remet­trait en cause son exis­tence et son fonc­tion­ne­ment, au point de pour­chas­ser et d’interdire les oppo­sants « Éco­los ».
Enfin, ils sou­lignent que le tota­li­ta­risme n’est pas seule­ment un dan­ger pour l’humanité, mais éga­le­ment pour l’écosystème, ce que les auteurs des dys­to­pies euro­péennes avaient jusqu’alors ignoré. Et peut-être est-ce là, la chose pri­mor­diale que nous devons rete­nir de l’œuvre de Pohl et Kornbluth.

Car bien sûr ils n’inventent pas ce pire des mondes à par­tir de rien ; leur talent consiste à pui­ser dans les élé­ments d’ambiance de leur siècle, à sélec­tion­ner ceux qui semblent les plus per­ti­nents et les com­bi­ner astu­cieu­se­ment. Il y a long­temps que les entre­prises pos­sèdent les humains par des contrats et des dettes, le génie de Marx fut de décrire les rouages de ce sys­tème par des concepts.
Il est connu aujourd’hui que les mul­ti­na­tio­nales sont plus puis­santes que les États : qu’on regarde le chiffre d’affaires des mul­ti­na­tio­nales, les sommes qu’elles dépensent en lob­bying et les pro­cès qu’elles attentent et rem­portent contre les pays [14]. Il n’est pas nou­veau éga­le­ment qu’elles sont immo­rales et qu’elles se sou­cient aussi bien de l’environnement que de l’humanité [15].

De même, les tech­niques de vente qu’elles mettent au point n’ont plus rien à voir avec la réclame tra­di­tion­nelle et sont deve­nues de véri­tables stra­ta­gèmes publi­ci­taires fon­dés sur la mani­pu­la­tion et la mal­hon­nê­teté. La publi­cité est deve­nue tel­le­ment coer­ci­tive, elle déploie tant de vio­lence psy­cho­lo­gique pour frap­per l’opinion publique, qu’elle peut être défi­nie comme un ter­ro­risme mer­can­tile légal [16] : dif­fu­sion d’odeurs ; obso­les­cence pro­gram­mée ; mou­chards sur la navi­ga­tion Inter­net pour la publi­cité ciblée ; col­lecte et vente de don­nées pri­vées ; ajout de sub­stances addic­tives dans les plats (sucre ou sel) ; vente pure et simple de drogues (ciga­rettes, can­na­bis et alcool) ; men­songes sur l’état des stocks en affir­mant que la rup­ture est proche ; affi­chage de tarifs pro­mo­tion­nels fal­la­cieux ; rever­se­ment men­son­ger de pour­cen­tage à une œuvre cari­ta­tive ; men­songes sur les pré­ten­dus ver­tus de pro­duits pour­tant nocifs ; pro­grammes télé­vi­sés déli­bé­ré­ment conçus pour être abru­tis­sants afin de vendre du « temps de cer­veau humain dis­po­nible » aux publi­ci­taire s[17]
Et bien­tôt la pos­si­bi­lité d’acheter un pro­duit rien qu’en y pensant.

Enfin, si la pro­tec­tion de l’environnement figure au pro­gramme de chaque can­di­dat aux élec­tions pré­si­den­tielles et si le concept de « tran­si­tion éco­lo­gique » fait son che­min au sein des masses popu­laires, le pou­voir de nos « Éco­los » demeure déri­soire et leurs idées sont encore per­çues comme irréa­listes, voire far­fe­lues et rétro­grades tan­dis que leurs actions sont décriées comme étant illé­gales.
Mal­grè tout cela, l’important n’est pas ce que Pohl et Korn­bluth ima­gi­naient en 1953 et ce qui s’est effec­ti­ve­ment réa­lisé au XXIe siècle, au point que Jacques Sadoul se féli­cite de mou­rir avant que la réa­li­sa­tion de leur anti­ci­pa­tion dys­to­pique ne soit com­plète : « J’ai mal­heu­reu­se­ment peur que […] Pohl et Korn­bluth n’aient été meilleurs pro­phètes et ne nous aient décrit le monde du siècle pro­chain. Ma seule conso­la­tion, une conso­la­tion lâche, d’ailleurs, est de pen­ser que je serai mort avant. »[18]

Ce qu’il faut en rete­nir c’est que, dans les romans, les Éco­los ne sont pas dupes : ils savent que pour pré­ser­ver l’environnement il est néces­saire de lut­ter contre le sys­tème capi­ta­liste. Et c’est pré­ci­sé­ment ce que nos élites feignent de ne pas avoir com­pris. Ne vou­lant se dépar­tir de la vision béate du siècle der­nier à l’égard de la science et du sys­tème éco­no­mique, elles ont opéré une véri­table dicho­to­mie entre éco­lo­gie et capi­ta­lisme, pré­ten­dant que le second peut pros­pé­rer sans nuire au pre­mier.
Mais qui sont les uto­pistes niais ? Ceux qui réclament l’abandon du sys­tème capi­ta­liste pour la mise en place d’une éco­no­mie dif­fé­rente fon­dée sur le res­pect du vivant, ou bien ceux qui pro­mettent que la crois­sance éco­no­mique effré­née est com­pa­tible avec la pré­ser­va­tion des res­sources de la planète ?

Il faut lire avec atten­tion le pas­sage où un publi­ci­taire s’imagine avoir une conver­sa­tion avec un Écolo pour com­prendre que ces domaines sont des contra­dic­tions par essence : le capi­ta­lisme ne peut pas admettre l’intérêt de l’écologie, hor­mis s’il y a de l’argent à en tirer – d’où, de nos jours, une sur­abon­dance d’œuvres et de pro­duits pré­sen­tés comme « éco­res­pon­sables ». La mort même d’individus en nombre est une manne finan­cière ines­pé­rée pour le capi­ta­lisme, et Pohl le met en exergue dans le deuxième roman en abor­dant l’histoire de Gert.
Force est de consta­ter que les Éco­los anti­ca­pi­ta­listes de Pla­nète à gogos sont consi­dé­rés comme des ter­ro­ristes, et donc cri­mi­na­li­sés, tout comme les éco­los anti­ca­pi­ta­listes le sont dans notre réa­lité ; qu’on les appelle alter­mon­dia­listes, zad­distes, ou membres du black bloc.

Et si, à l’instar de Mit­chell Cour­te­nay, il faut attendre que les PDG soient envoyés tri­mer dans leurs propres usines pour espé­rer qu’ils changent d’état d’esprit et aban­donnent la main­mise qu’ils ont sur l’humanité, alors par­tons à la conquête d’une exo­pla­nète située à 200 000 années-lumière, nous serons sau­vés plus vite.

sophie bonin

Fre­de­rick Pohl & Cyril M. Korn­bluth, Pla­nète à gogos (The space mer­chants) suivi de Les gogos contre-attaquent (The mer­chants’ War), trad. Jean Rosen­thal, Jean Bon­ne­foy et Fran­cis Valéry, Gal­li­mard, coll. Folio SF, 2008.



[1] Le terme « gravy » peut-être tra­duit par « sauce ». Il est employé en argot anglo­phone pour dési­gner des pro­fits, des béné­fices. L’expression « gravy train » signi­fie « grot lot », « bon filon ». Gravy Pla­net pour­rait être tra­duit en fran­çais par « Pla­nète juteuse ».

[2] Allez, tout le monde pro­pose son tuto de cus­to­mi­sa­tion du vélo­ci­pède de papy et demain, tous en péditaxi !

[3] Plus de pros­pé­rité égale moins de mor­ta­lité égale une surpopulation.

[4] S’ils fai­saient par­tie du genre humain…

[5] Terme anglais qui désigne un mar­chand ambu­lant mais éga­le­ment un petit escroc.

[6] Pohl et M. Korn­bluth, Pla­nète à gogos suivi de Les gogos contre-attaquent, Gal­li­mard, col­lec. Folio SF, 2008., p. 134

[7] Id. p. 117

[8] Id. p. 239

[9] Her­bert James Camp­bell, The Plea­sure Areas : A New Theory of Beha­vior, 1973. Sans doute Pohl a voulu rendre hom­mage aux tra­vaux de ce neuro-physiologiste, éga­le­ment rédac­teur en chef de la revue Authen­tic Science Fic­tion et auteur de nou­velles et de romans de SF, tout en don­nant une assise scien­ti­fique réelle à son œuvre.

[10] Ibid. Pohl et Korn­bluth, p. 123

[11] Id. p. 217

[12] Henry Fair­field Osborn Jr, Our plun­de­red pla­net, 1948.

[13] William Vogt, Road to Sur­vi­val, 1948 (La faim du monde, 1950).

[14] Voir, par exemple, le docu­men­taire réa­lisé par Laure Dele­salle et pro­duit par ARTE France, Quand les mul­ti­na­tio­nales attaquent les États, 2018.

[15] Lire, par exemple, l’ouvrage d’Edwin Black, IBM and the Holo­caust : The Stra­te­gic Alliance bet­ween Nazi Ger­many and America’s Most Power­ful Cor­po­ra­tion (non tra­duit), 2001.

[16] Voir le docu­men­taire réa­lisé par Eric Gan­dini, Sur­plus: Ter­ro­ri­zed Into Being Consu­mers (Sur­plus — La Consom­ma­tion par la Ter­reur), 2003.

[17] Patrick Le Lay, « Il y a beau­coup de façons de par­ler de la télé­vi­sion. Mais dans une pers­pec­tive busi­ness, soyons réa­liste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son pro­duit. Or, pour qu’un mes­sage publi­ci­taire soit perçu, il faut que le cer­veau du télé­spec­ta­teur soit dis­po­nible. Nos émis­sions ont pour voca­tion de le rendre dis­po­nible : c’est-à-dire de le diver­tir, de le détendre pour le pré­pa­rer entre deux mes­sages. Ce que nous ven­dons à Coca-Cola, c’est du temps de cer­veau humain dis­po­nible. », in Les diri­geants face au chan­ge­ment : baro­mètre 2004, Édi­tions du Hui­tième jour, 2004.

[18] Jacques Sadoul, His­toire de la science-fiction moderne. 1911–1984, Robert Laf­font, coll. « Ailleurs et Demain / Essais », p. 181.

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