La science-fiction est aussi un sport de combat
Vendre à des consommateurs nés une idéologie anticapitaliste à travers une œuvre de science-fiction, à une époque où ce genre est le véhicule de la pensée scientiste diffusée aux masses populaires, dans un pays bâti sur l’investissement d’entrepreneurs privés, lesquels se trouvent alors en pleine guerre idéologique contre un bloc de pays communistes, voilà le défi que relevèrent Pohl et Kornbluth en juin 1952 avec le roman-feuilleton (serial) originellement intitulé Gravy Planet [1], publié dans le pulp Galaxy.
Ayant commencé sa carrière très jeune, Cyril M. Kornbluth laissa derrière lui de nombreuses œuvres littéraires de science-fiction, publiées en son nom propre ou sous divers pseudonymes, avant que la mort ne l’emporte prématurément en 1958 à l’âge de 34 ans seulement. De même, Frederik Pohl était rédacteur en chef des revues Astonishing Stories et Super Science Stories dès ses 21 ans. Auteur, anthologiste, conseiller littéraire, directeur littéraire de collections de science-fiction et rédacteur en chef, notamment des revues If et Galaxy entre 1961 et 1969, Pohl forma avec Kornbluth un tandem devenu célèbre grâce à Gravy Planet, réintitulé The Space Merchants à l’occasion de la sortie du serial en roman, en 1953.
Alliant leur art, ils imaginent un futur où l’idéologie mercantile a atteint un tel degré de domination sociale qu’elle plonge l’humanité dans une servitude fanatique qui pourrait faire rire sans désolation si elle n’était pas annonciatrice de la société mondiale du XXIe siècle. Œuvre d’anticipation satirique, Planète à gogos est un classique incontournable du genre parce qu’elle entraîne le lecteur dans une fresque futuriste vintage pleine de rebondissements, parce qu’elle a l’audace de partis pris idéologiques amenés de manière fine et humoristique ; et enfin parce qu’elle a inauguré une nouvelle voie en s’éloignant de la science-fiction campbellienne.
En effet, la revue même dans laquelle le serial fut initialement publié ouvrait de nouvelles perspectives au genre. Dirigée par Horace L. Gold, les œuvres de Galaxy conciliaient la passion narrative des pulps et la maturité littéraire d’une nouvelle génération d’écrivains pour lesquels la plume devait sublimer la pensée.
Jusqu’alors incarné par Astounding sous l’autorité de John W. Campbell, la science-fiction des années 1940 constituait un genre unidirectionnel où le progrès scientifique était un savant mélange de béatitude optimiste et de candeur merveilleuse, donnant des reliefs magiques aux fictions scientifiques. Or, Pohl et Kornbluth plantent le décor de leur roman précisément sur cette foi inébranlable que leurs contemporains vouaient au progrès, à la science et à la technique.
Cette espérance était d’autant plus passionnée que le pays était touché par la Grande Dépression depuis le krach boursier de 1929. Plus la crise est dure, plus la pauvreté et le chômage sont massifs et plus, paradoxalement, l’imaginaire étatsunien se réfugie dans la fervente croyance en un futur idyllique, prospère, sans misère ni pénurie.
Somme toute, ces espoirs irrationnels sont la contrepartie nécessaire à l’investissement et, de cette façon, se trouvent au fondement même du capitalisme : la conquête d’un territoire ou d’un marché consiste à investir en prenant des risques et travailler dur aujourd’hui pour en jouir demain. L’optimisme follement tenace des étatsuniens est un prérequis qui se décline aussi bien dans l’histoire de leur pays que dans leur conception du monde, tout comme nous le retrouvons, de manière culturellement évidente, chez les protagonistes de Planète à gogos et sa suite, publiée en 1984, Les Gogos contre-attaquent.
Dès les premières pages de l’œuvre, la science est donc présentée comme l’outil miraculeux inventé par les humains et il n’y aura désormais plus aucun problème que la science, telle une baguette magique, ne saura résoudre à l’avenir. Que la science elle-même engendre une contrepartie néfaste, et un supplément de science résoudra la complication imprévue. Grâce à elle, le monde de demain sera celui de la civilisation donc de la cité, offrant des panoramas mirifiques de gratte-ciels, de ponts, de tunnels et de voitures volantes.
Toutefois, dans l’œuvre, l’épuisement des gisements de pétrole oblige les gens à braver le smog, équipé d’un masque à filtre antipoussière, pour se déplacer en « péditaxis » – une version de tuk-tuk non motorisé au design futuriste. Et encore un problème résolu par la fée Progrès ! Si de nos jours nous savons que les gisements de pétrole ne sont malheureusement pas prêts de se tarir, le « péditaxi » existe tout de même et se rencontre sous l’appellation « vélo-taxi », ravissant le cœur des sportifs et des citoyens soucieux de l’environnement… pour la modique somme de trois à six SMIC.[2]
Considérant le fait que ces cités sont surpeuplées, suivant le calcul malthusianiste bien connu des auteurs de SF [3], les logements doivent être ingénieux : mesurant à peine quelques mètres carrés, qu’on y vive seul ou en colocation au point de partager un lit pour trois selon des créneaux horaires déterminés. Le mobilier est escamotable et l’immobilier du futur est enrichi par des « aquachélèmes » : d’anciens pétroliers amarrés, proposant de spacieux logements de neuf mètres carrés. Cette stratégie qui consiste à gagner du terrain constructible sur la mer n’est pas sans rappeler les actuels terre-pleins littoraux et autres îles artificielles. Quant au mobilier escamotable, il existe aujourd’hui à tous les prix, y compris dans le domaine du luxe, et les années 2000 ont vu la naissance de sociétés spécialisées dans la reconversion de containers maritime en appartements pour permettre à une population croissante et toujours plus pauvre d’accéder au logement.
Le tableau peint par Pohl et Kornbluth déforme ainsi les traits de l’optimisme naïf pour les pousser vers un futur plus réaliste et bien moins séduisant, tout en conservant un style rétro fort agréable. En tant que « Futurians », ces jeunes auteurs désirent contester l’aspect monolithique que Campbell et son « écurie » d’écrivains donnent au genre afin d’ouvrir celui-ci à la politique et de réveiller la conscience critique du fandom (ou fanbase en français, qui désigne la sous-culture propre à un ensemble de fans, c’est-à-dire tout ce qui touche au domaine de prédilection d’un groupe de personnes et qui est organisé ou créé par ces mêmes personnes).
Un de leurs amis auteur, John B. Michel, fait lire un manifeste intitulé Muter ou mourir lors d’un congrès amateur en 1937 et les Futurians adoptent cette vision progressiste qui devient pour eux une véritable doctrine. Appelée le « michélisme », celle-ci prône la réalisation d’une utopie située à gauche de l’échiquier politique.
Frederik Pohl lance alors la Futurian Federation of the World en 1939 à New York, un groupe de pensée proche des idées marxistes réunissant des hommes et des femmes auteurs (parmi lesquels Judith Merril, Damon Knight, Isaac Asimov ou encore Richard Wilson). Puis Donald Wollheim créait la Futurian League en 1940 dans le but de rallier les passionnés de tout le pays.
Si Planète à gogos et sa suite sont des œuvres satiriques utilisant le sarcasme et l’humour pour critiquer l’american way of life et le libéralisme économique anthropophage, elles le font d’une manière si brillante et ingénieuse qu’elles pourraient même convaincre Gérard Mulliez et sa famille [4].
Le premier chapitre du premier roman est très habile avec une chute simple mais efficace et la plongée immédiate dans cette utopie de hucksters [5], folle et pourtant réaliste, est une bonne mise en bouche. Moyennant un élément déclencheur qui s’avère un tantinet trop long à venir pour les deux récits, la patience du lecteur sera récompensée et il prendra beaucoup de plaisir à voir le malheur s’abattre sur ces beaux parleurs, aussi immoraux que manipulateurs – sorte de prédiction de ce que seront les yuppies et les golden boy des années 1980.
Plus encore, il pourra savourer le décalage permanent entre les déboires vécus par ces antihéros cyniques, ce qu’ils observent avec une honnête lucidité et ce qu’ils ont appris à penser du monde. En outre, le choix du narrateur homodiégétique combiné à une narration simultanée pour les deux romans est très judicieux, le style est accrocheur et le déroulement est fluide, et si l’effet de sympathie n’est pas acquis, selon les opinions personnelles du lecteur, alors l’effet comique sera renforcé.
Histoire de vie qui se transforme en véritable épopée, les actions sont palpitantes et le rythme demeure soutenu tout au long du récit. De surcroît, l’action mène nos protagonistes à la découverte de microcosmes fort intéressants. La plongée dans l’univers de la Chlorella Corporation et la découverte de Poulgrain, par exemple, sont des moments véritablement jubilatoires : Mitchell découvre un univers parallèle au sien, pour lequel Pohl et Kornbluth ont fait preuve d’une ingéniosité aussi absolue qu’effrayante, mettant en scène une sorte de monstruosité transgénique avant même la création des OGM (1993).
Si le deuxième roman, Les gogos contre-attaquent, est moins bien réussi que le premier car les idées et le schéma narratif sont identiques au premier, donc moins surprenants, et parce que l’on sent l’absence de Kornbluth dans le style d’écriture un peu plus grossier, la suite demeure agréable à lire et son dénouement la justifie. En outre, on saluera le travail de Martin Verdier pour son illustration de couverture, laquelle remplit à merveille le rôle qu’elle se donne : capter le regard, interroger et faire sourire avant de susciter en définitive une fiévreuse envie d’achat.
Mais surtout, le diptyque des gogos est à l’opposé de ses œuvres engagées, pleines de ces bons sentiments pleurnichés par un auteur un peu tartufe, ou de ses anticipations actuelles qui, pour la plupart, versent tellement dans l’alarmisme qu’elles proposent ou bien une eschatologie déclinée selon le discours du moment de l’expert ès collapsologie, ou bien une épopée de survivants barbares du monde postapocalyptique en proie au chaos.
L’œuvre de Pohl et Kornbluth et sa suite ne sont pas plus un discours inquiet sur la fin du monde qu’un pamphlet contre la bourgeoisie capitaliste car, à l’inverse, les deux histoires adoptent le point de vue opiniâtre de celui qui a réussi et a travaillé dur pour réussir.
Les deux protagonistes, Mitchell Courtenay et Tenny Tarb, sont issus de la classe dirigeante, publicitaires de première classe, façonnés dans et pour la publicité, convaincus du bien-fondé de tout progrès scientifique, certains de la forme sociale merveilleuse et inégalable qu’est la société de consommation, ne demandant rien de plus qu’un bureau d’angle et une femme à aimer. Conscients des inégalités sociales et de la manipulation que les publicités exercent sur les « autres » (ces humanoïdes qui ne sont que des consommateurs), aucun ne voudrait pourtant prendre le risque de remettre en cause le système et compromettre ainsi son propre statut social.
Et quand bien même ils tombent au plus bas, réduits à n’être plus qu’un travailleur (c’est-à-dire l’esclave d’une société anonyme toute puissante) ou pire, un consommateur (c’est-à-dire l’esclave d’un produit), ils conservent leur tempérament arrogant et rusé, acceptant le sort avec docilité, persuadés que leur génie leur permettra de remonter la pente, de devenir un vrai self-made-man.
De sorte que, même lorsqu’ils vivent parmi les classes sociales les plus basses, il n’y a jamais misérabilisme, ni pitié larmoyante qui insupporte tant les plus aisés, ni même ce ton moralisateur qui exaspère tout le monde. Il ne reste plus que la réalité. Toute crue. Sans emballage ni publicité : sans émotion à vendre. Le message de Pohl et Kornbluth devient alors aussi percutant qu’un uppercut.
Et si l’idée que la société de consommation ne permet pas d’accéder au bonheur et est, au contraire, un système cannibale, est une évidence pour nous, Français du XXIe siècle victimes de son apogée, acteurs ou témoins des tentatives de luttes sociales anticapitalistes durement réprimées qui émaillent sans succès tous les pays, et ce de manière très régulière depuis son instauration, ce ne l’était pas pour les étatsuniens de 1953.
Pour atteindre cet objectif, les auteurs se sont attaqués au capitalisme par trois axes principaux : la publicité, l’entreprise et l’écologie. Dans les romans, le système publicitaire et les produits qu’ils vendent sont aussi aliénants que violents, les entreprises sont de véritables esclavagistes du futur, et les écologistes sont considérés comme de dangereux terroristes.
À l’inverse des habitants de Vénus qui – bande d’imbéciles – font de la publicité honnête pour les produits qu’ils vendent au point d’en déconseiller l’achat aux éventuels clients, Tenny Tarb et Mitchell Courtenay, en tant que publicitaires, savent qu’il faut être un « fieffé bonimenteur » pour faire carrière dans le métier. Et lorsque Mitchell Courtenay met son génie au service de la cause des écologistes par intérêt, précisant au lecteur que « ce n’était pas la première fois que je consacrais mon talent à vanter les mérites d’un produit que personnellement je n’approuvais pas »[6], il prouve par là-même que les stratégies publicitaires sont plus efficaces encore que les stratégies de propagande politique.
La vente ne consiste pas à faire appel à la raison mais au contraire à susciter le besoin en excitant les émotions humaines. C’est pour cette raison que l’on parle d’art dans la vente et pour cela que les artistes sont embauchés comme publicitaires. Il ne faut pas vendre un produit, mais une sensation de bien-être. Le talent des publicitaires est de « canaliser dans la bonne direction le flot torrentiel et profond des émotions humaines »[7].
En vendant ainsi du rêve, les individus sont endoctrinés à leur insu, ils deviennent des consommateurs qui ne peuvent s’empêcher d’acheter, même s’ils détestent la publicité ou le produit. Et la publicité est partout, envahissante, stimulant sans cesse les sens humains. Elle pullule sur les murs, dans les airs, dans les oreilles et les narines, elles sont « cérébrodirectes » et pourraient se projeter sur la rétine…
Le produit et la publicité sont conçus ensemble de façon à susciter le besoin d’un autre produit, c’est le « trust sphérique » : la cigarette donne envie de boire de la limonade qui donne envie de grignoter qui donne envie de fumer, etc. Certains produits contiennent même des produits addictifs : le Surcafé ou encore le Mokie-Koke, si bien qu’existent des groupes de soutien et des centres de désintoxication. En bon publicitaire, Tenny Tarb, pourtant devenu lui-même « mokimane », pousse même le vice en imaginant une stratégie publicitaire afin de noyauter les groupes de consommateurs anonymes ou « ConsommAnoms » dans le seul et unique but de leur vendre un nouvel arsenal de produits et les rendre encore plus addicts.
Arsenal est le bon terme car « les hommes d’affaires entreprenants des États-Unis »[8] se trouvent en guerre contre le reste de l’humanité et la planète : il faut vendre à tout prix, piller les richesses, s’enrichir à outrance, aligner tous les peuples humains sur le mode de vie capitaliste, même ceux qui vivent sur les terres les plus reculées du monde, comme les Huis et les Kazakhs du désert de Gobi, ou les Vénos retranchés sur Vénus.
Et l’arme ultime du yuppie, bien sûr, c’est la publicité. La vente de rêve permet des « assauts mercantiles » par un « abrutissement sensoriel total » et un « déferlement de stimuli limbiques » lors d’une « campagne publicitaire guerrière ». Les humains se font « campbelliser », grâce aux travaux d’un dénommé H.J. Campbell, auteur de l’étude Les principes de plaisir [9], lequel a prouvé que la stimulation du système limbique est primordiale dans la sensation de plaisir. Les publicitaires du futur utilisent cette découverte pour soumettre les humains en les obligeant ainsi à devenir des consommateurs compulsifs.
En devenant Groby William George, Mitchell Courtenay découvre quant à lui qu’il existe des mondes parallèles au sien, constitué par des entreprises plus puissantes qu’un gouvernement, propriétaire d’une main-d’œuvre réduite à l’état d’esclaves déguisés, grâce à des contrats d’embauche aliénant et un système d’endettement.
Installée au Costa Rica, véritable État dans l’État, Chlorella Corporation achète sa toute-puissance en versant cent quatre-vingts milliards de dollars d’impôts, ce qui lui permet d’acheter la justice si un employé ne respecte pas les termes de son contrat. Et tout est fait pour que le travailleur soit toujours débiteur, de sorte qu’il travaille gratuitement pour l’entreprise toute sa vie, de même que ses enfants dès l’âge de dix ans, dès lors qu’ils sont nés sur le sol de l’entreprise (au cinquantième étage, dans la salle de récréation de mille lits) : les bons à payer à 6 % d’intérêts, les versements à la caisse mutuelle des employés, les cotisations syndicales, l’acompte sur les droits d’admission, l’impôt de retenue à la source, la taxe d’hospitalisation, la cotisation retraite, les produits de consommation…
Chaque jour, la dette s’accroît et Mitchell sent que cette vie de travail annihile son esprit : « j’avais l’impression désespérante que ce serait toujours comme ça, que ce n’était pas si terrible et qu’on avait toujours la ressource de s’installer devant un hypnotéléviseur, ou de s’enivrer à la limonade ou peut-être de goûter une de ces capsules vertes qui se vendaient sous le manteau à des cours variant chaque jour »[10].
Ces entreprises, au service desquelles sont les publicitaires, se caractérisent également par des imbroglios boursiers et des actions qui se comptent désormais en milliards de « mégadollars ». C’est contre cet asservissement aux produits, aux publicitaires et aux entreprises, que les « Écolos » se dressent.
Pohl et Kornbluth employaient l’apocope « consers » pour désigner les conservationnistes, c’est-à-dire les partisans de la conservation de la nature, de la sauvegarde des espaces naturels et sauvages. La première traduction reprenait ce terme mais, à l’occasion de la réunion des deux romans en un seul, la traduction fut révisée et les étiquettes « Écolo » et « écologistes » furent privilégiées afin de permettre au lecteur de mieux retrouver ses propres références culturelles.
Dans les romans, non seulement les Écolos ne comprennent rien à la publicité, mais en plus ils combattent le système en place en raison d’une idéologie totalement antinomique à celle des publicitaires. Considérés comme des criminels, la croyance en l’écologie est interdite, obligeant les partisans écolos à devenir un courant d’opposition secret et fermé, organisé en cellules clandestines autonomes, n’ayant aucune relation horizontale entre elles, tandis que les contacts verticaux ne sont assurés que par des intermédiaires.
Les auteurs citent deux figures emblématiques réelles : « les héros écologistes presque mythiques comme Vogt et Osborne [sic] dont on imposait dans toutes les cellules la lecture des œuvres »[11].
Henry Fairfield Osborn Junior fut le premier biologiste à interpeller l’humanité du désastre écologique qu’elle engendre par ses activités et son insouciance, à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, avec un essai publié en 1948, La planète au pillage [12]. Il y avance notamment l’idée que l’humanité est devenue une nouvelle force géologique et prévoit que son incidence provoquera des catastrophes écologiques dont les conséquences sur sa propre espèce seront pires que la guerre. Orsborn fut également le président de la New York Zoological Society, devenue Wildlife Conservation Society, l’une des plus anciennes ONG de protection de la nature (1895).
Quant à William Vogt, il fut un écologue notablement connu pour son essai La faim du monde [13], sorti peu après La planète au pillage, en 1948. Il y aborde en particulier les conséquences d’une surpopulation et prône le contrôle des naissances.
En abordant ainsi ces trois thèmes, Pohl et Kornbluth donnent leur propre vision d’un totalitarisme sournois et séducteur ; ils démontrent que le capitalisme peut être lui aussi compris comme un système totalitaire dans la mesure où il s’insinue dans toutes les composantes sociales, endoctrine des citoyens rabaissés au rang de consommateurs imbéciles, et parce qu’il n’admet aucune opposition qui remettrait en cause son existence et son fonctionnement, au point de pourchasser et d’interdire les opposants « Écolos ».
Enfin, ils soulignent que le totalitarisme n’est pas seulement un danger pour l’humanité, mais également pour l’écosystème, ce que les auteurs des dystopies européennes avaient jusqu’alors ignoré. Et peut-être est-ce là, la chose primordiale que nous devons retenir de l’œuvre de Pohl et Kornbluth.
Car bien sûr ils n’inventent pas ce pire des mondes à partir de rien ; leur talent consiste à puiser dans les éléments d’ambiance de leur siècle, à sélectionner ceux qui semblent les plus pertinents et les combiner astucieusement. Il y a longtemps que les entreprises possèdent les humains par des contrats et des dettes, le génie de Marx fut de décrire les rouages de ce système par des concepts.
Il est connu aujourd’hui que les multinationales sont plus puissantes que les États : qu’on regarde le chiffre d’affaires des multinationales, les sommes qu’elles dépensent en lobbying et les procès qu’elles attentent et remportent contre les pays [14]. Il n’est pas nouveau également qu’elles sont immorales et qu’elles se soucient aussi bien de l’environnement que de l’humanité [15].
De même, les techniques de vente qu’elles mettent au point n’ont plus rien à voir avec la réclame traditionnelle et sont devenues de véritables stratagèmes publicitaires fondés sur la manipulation et la malhonnêteté. La publicité est devenue tellement coercitive, elle déploie tant de violence psychologique pour frapper l’opinion publique, qu’elle peut être définie comme un terrorisme mercantile légal [16] : diffusion d’odeurs ; obsolescence programmée ; mouchards sur la navigation Internet pour la publicité ciblée ; collecte et vente de données privées ; ajout de substances addictives dans les plats (sucre ou sel) ; vente pure et simple de drogues (cigarettes, cannabis et alcool) ; mensonges sur l’état des stocks en affirmant que la rupture est proche ; affichage de tarifs promotionnels fallacieux ; reversement mensonger de pourcentage à une œuvre caritative ; mensonges sur les prétendus vertus de produits pourtant nocifs ; programmes télévisés délibérément conçus pour être abrutissants afin de vendre du « temps de cerveau humain disponible » aux publicitaire s[17] …
Et bientôt la possibilité d’acheter un produit rien qu’en y pensant.
Enfin, si la protection de l’environnement figure au programme de chaque candidat aux élections présidentielles et si le concept de « transition écologique » fait son chemin au sein des masses populaires, le pouvoir de nos « Écolos » demeure dérisoire et leurs idées sont encore perçues comme irréalistes, voire farfelues et rétrogrades tandis que leurs actions sont décriées comme étant illégales.
Malgrè tout cela, l’important n’est pas ce que Pohl et Kornbluth imaginaient en 1953 et ce qui s’est effectivement réalisé au XXIe siècle, au point que Jacques Sadoul se félicite de mourir avant que la réalisation de leur anticipation dystopique ne soit complète : « J’ai malheureusement peur que […] Pohl et Kornbluth n’aient été meilleurs prophètes et ne nous aient décrit le monde du siècle prochain. Ma seule consolation, une consolation lâche, d’ailleurs, est de penser que je serai mort avant. »[18]
Ce qu’il faut en retenir c’est que, dans les romans, les Écolos ne sont pas dupes : ils savent que pour préserver l’environnement il est nécessaire de lutter contre le système capitaliste. Et c’est précisément ce que nos élites feignent de ne pas avoir compris. Ne voulant se départir de la vision béate du siècle dernier à l’égard de la science et du système économique, elles ont opéré une véritable dichotomie entre écologie et capitalisme, prétendant que le second peut prospérer sans nuire au premier.
Mais qui sont les utopistes niais ? Ceux qui réclament l’abandon du système capitaliste pour la mise en place d’une économie différente fondée sur le respect du vivant, ou bien ceux qui promettent que la croissance économique effrénée est compatible avec la préservation des ressources de la planète ?
Il faut lire avec attention le passage où un publicitaire s’imagine avoir une conversation avec un Écolo pour comprendre que ces domaines sont des contradictions par essence : le capitalisme ne peut pas admettre l’intérêt de l’écologie, hormis s’il y a de l’argent à en tirer – d’où, de nos jours, une surabondance d’œuvres et de produits présentés comme « écoresponsables ». La mort même d’individus en nombre est une manne financière inespérée pour le capitalisme, et Pohl le met en exergue dans le deuxième roman en abordant l’histoire de Gert.
Force est de constater que les Écolos anticapitalistes de Planète à gogos sont considérés comme des terroristes, et donc criminalisés, tout comme les écolos anticapitalistes le sont dans notre réalité ; qu’on les appelle altermondialistes, zaddistes, ou membres du black bloc.
Et si, à l’instar de Mitchell Courtenay, il faut attendre que les PDG soient envoyés trimer dans leurs propres usines pour espérer qu’ils changent d’état d’esprit et abandonnent la mainmise qu’ils ont sur l’humanité, alors partons à la conquête d’une exoplanète située à 200 000 années-lumière, nous serons sauvés plus vite.
sophie bonin
Frederick Pohl & Cyril M. Kornbluth, Planète à gogos (The space merchants) suivi de Les gogos contre-attaquent (The merchants’ War), trad. Jean Rosenthal, Jean Bonnefoy et Francis Valéry, Gallimard, coll. Folio SF, 2008.
[1] Le terme « gravy » peut-être traduit par « sauce ». Il est employé en argot anglophone pour désigner des profits, des bénéfices. L’expression « gravy train » signifie « grot lot », « bon filon ». Gravy Planet pourrait être traduit en français par « Planète juteuse ».
[2] Allez, tout le monde propose son tuto de customisation du vélocipède de papy et demain, tous en péditaxi !
[3] Plus de prospérité égale moins de mortalité égale une surpopulation.
[4] S’ils faisaient partie du genre humain…
[5] Terme anglais qui désigne un marchand ambulant mais également un petit escroc.
[6] Pohl et M. Kornbluth, Planète à gogos suivi de Les gogos contre-attaquent, Gallimard, collec. Folio SF, 2008., p. 134
[7] Id. p. 117
[8] Id. p. 239
[9] Herbert James Campbell, The Pleasure Areas : A New Theory of Behavior, 1973. Sans doute Pohl a voulu rendre hommage aux travaux de ce neuro-physiologiste, également rédacteur en chef de la revue Authentic Science Fiction et auteur de nouvelles et de romans de SF, tout en donnant une assise scientifique réelle à son œuvre.
[10] Ibid. Pohl et Kornbluth, p. 123
[11] Id. p. 217
[12] Henry Fairfield Osborn Jr, Our plundered planet, 1948.
[13] William Vogt, Road to Survival, 1948 (La faim du monde, 1950).
[14] Voir, par exemple, le documentaire réalisé par Laure Delesalle et produit par ARTE France, Quand les multinationales attaquent les États, 2018.
[15] Lire, par exemple, l’ouvrage d’Edwin Black, IBM and the Holocaust : The Strategic Alliance between Nazi Germany and America’s Most Powerful Corporation (non traduit), 2001.
[16] Voir le documentaire réalisé par Eric Gandini, Surplus: Terrorized Into Being Consumers (Surplus — La Consommation par la Terreur), 2003.
[17] Patrick Le Lay, « Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective business, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or, pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. », in Les dirigeants face au changement : baromètre 2004, Éditions du Huitième jour, 2004.
[18] Jacques Sadoul, Histoire de la science-fiction moderne. 1911–1984, Robert Laffont, coll. « Ailleurs et Demain / Essais », p. 181.