En France, la réception de l’œuvre de Søren Kierkegaard doit beaucoup Jean Wahl et surtout Jean-Paul Sartre. Ils firent du philosophe l’un des précurseurs majeurs de l’existentialisme. Pour lui, l’homme se définit par le fait qu’il existe — jeté dans le monde, sans raison. Aucun système, aucune tentative intellectuelle ne peut rendre raison de son existence. Elle est donnée une seule fois et personne d’autre ne peut la vivre. Bref, exister, c’est être et avoir à être ce que l’on est et l’assumer en un seul « je » propre.
Néanmoins, le sentiment d’absurdité que retiennent les existentialistes ne constitue pas l’ensemble de ce qui pour Kierkegaard se constitue comme existence : « S’efforcer » de vivre n’a pour lui rien d’absurde. C’est au contraire l’objet du métier de vivre où il convient de s’efforcer de se relier par l’esprit à ce qui nous dépasse : l’infini et l’éternel. Mais cet infini, cet éternel doivent se rencontrer de manière personnelle. Il s’agit d’en faire l’expérience. C’est en ce sens que, pour qui lit bien le Danois, il est plus proche d’un Camus que d’un Sartre trop matérialiste.
Etroitement liée aux circonstances autobiographiques, la philosophie de Kierkegaard est donc tout entière une philosophie existentielle : à savoir liée aux situations et affects de la vie : souffrances ou joies, engagements ou « dégagements décisifs (il faut toujours se rappeler de sa décision de rupture avec la femme de sa vie). L’auteur (comme ces deux tomes de la Pléiade le prouvent) reste un être pour qui vivre et penser, c’est demeurer à l’épreuve de l’existant, affronter des conflits internes (angoisse, désespoir) et savoir trancher dans le vif même lorsque cela est dur puisque nul n’est jamais sûr de faire le bon choix.
Toutefois, sur un plan précis Kierkegaard demeurera sans faille dans sa lutte face à une église asphyxiante et répressive qu’il combattit. Il s’agit pour lui d’un sursaut de la liberté souvent cruellement ironique face à l’état de fait que créa une église qui pathétique et misérable dans son conservatisme « en absence de Dieu ».
Beaucoup de Danois se retrouveront en lui et l’accompagneront lors de ses funérailles. Il leur aura appris – et pas seulement à eux — combien exister revient à rester dans le devenir, dans l’inachèvement, dans l’incertitude mais en s’alimentant à l’éternité. C’est pour lui le sens du christianisme et l’intuition fondamentale de sa philosophie que « l’existentialisme » français a limité.
jean-paul gavard-perret
Søren Kierkegaard, Œuvres I et II, sous la direction de Jean-Louis Jeannelle & Michel Forget, Gallimard, La Pléiade, Paris, 2018 — 62,00 € et 63,00 €.