Véronique Bergen ou la métamorphose des motifs : entretien avec l’auteure (Jamais)

Véro­nique Bergen appar­tient au cercle étroit des phi­lo­sophes poètes.  Elle passe sans peine du concept à l’émotion. L’’histoire sous diverses formes, petite ou grande, intime ou col­lec­tive, est un de ses maté­riaux. Son tra­vail ren­voie à une recherche du lan­gage de la pas­sion et de ses débor­de­ments même si dans son écri­ture le dépouille­ment est par­tout. Le lieu de la recherche du sens est le creux au sein de la maté­ria­lité du monde. Mais ce creux reste en mesure de deve­nir terre de ger­mi­na­tion et centre de sa quête.

Celle-ci repré­sente la per­cée vers l’immanence en cette proxi­mité qui ne peut se réduire aux réseaux de signi­fi­ca­tions  de la phi­lo­so­phie « pure ». La poé­sie de Véro­nique Ber­gen en devient l’avant-scène, le « sol­stice stel­laire » et l’empreinte lais­sée par les mots plus pro­fon­dé­ment que le lec­teur ou la lec­trice ne l’imagine. Du moins en un pre­mier temps.

 Entretien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Le désir de fou­ler le jour, de m’adonner à l’écriture, de bon­dir aux côtés de mon chat.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Cer­tains m’accompagnent tou­jours, d’autres se sont « concré­ti­sés », même si jamais les rêves ne passent l’épreuve de la réa­lité. D’autres se sont envo­lés, ayant perdu leurs charmes ou ayant été assas­si­nés. Par eux-mêmes, par moi ou le dehors.

A quoi avez-vous renoncé ?
À la coïn­ci­dence des pulsions.

D’où venez-vous ?
D’une terre qui a sou­vent pris l’eau, d’une terre aux confins de l’enfance.

Qu’avez-vous reçu en « héri­tage » ?
Le feu des inter­ces­seurs, écri­vains, poètes, musi­ciens ; la danse de l’indécision trans­muée en pari. La gour­man­dise de l’instant et des méli-mélos temporels.

Qu’avez-vous dû aban­don­ner pour votre tra­vail ?
L’exclusion de tout ce qui n’est pas lui est encore une inclu­sion des frag­ments du monde qui me touchent. Plu­tôt que « tra­vail », sa conno­ta­tion de labeur, j’avancerais le terme de « créa­tion » sous une mul­ti­tude de formes.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Retrou­ver mes per­son­nages, mes êtres de papier, ma tribu, mon uni­vers passé dans sa mise en forme scripturale.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres écri­vains ?
Carré blanc sur fond blanc, je me dérobe dans mon ter­rier. Ques­tion laby­rin­thique qui exi­ge­rait un rétro­vi­seur conceptuel.

Com­ment définiriez-vous votre pas­sage de la phi­lo­so­phie à divers types de créa­tion ?
Sous l’angle d’un appel par un souffle de plus grande liberté.

Quelle fut l’image pre­mière qui esthé­ti­que­ment vous inter­pella ?
Il m’est impos­sible de retrou­ver la pre­mière image qui me sidéra. Le choc des images auro­rales fut à la fois esthé­tique et affec­tif, vrillant les sens, l’imaginaire, dérou­tant la rétine, la pen­sée. Dans l’enfance, il y eut les repro­duc­tions des tableaux de Breu­ghel, de pay­sages, la ter­reur exer­cée par l’affiche publi­ci­taire San­de­man (comme il s’agissait d’une fresque peinte sur un mur de trois étages, jamais je n’y ai lu une publi­cité), l’image men­tale de ma mère aban­don­nant tout. Images for­ma­trices par leur mise en crise, leur impact défor­ma­teur, leur allure qui désarçonne.

Et votre pre­mière lec­ture ?
Avant de pou­voir lire, enfant je lisais-sans-lire avec fré­né­sie livres d’images, livres d’enfants, bandes des­si­nées. Ma pre­mière lec­ture (avant et après que je sache ce qu’on appelle lire) fut syn­chrone d’un bou­quet de livres arpen­tés par tous mes sens. Je ne puis mettre le doigt sur la pre­mière lecture.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Un très vaste rayon s’étageant du clas­sique au rock sous ses mul­tiples formes, à la world music, par­fois à la chan­son fran­çaise. Avec une poi­gnée de com­po­si­teurs, d’interprètes de pré­di­lec­tion que j’écoute en mode inten­sif, Patti Smith, Mar­tha Arge­rich, Mylène Far­mer… À l’affût de météores qui trouent le tissu musical…

Quel est le livre que vous aimez relire ?
“La Recherche” de Proust, l’œuvre d’Hélène Cixous, Sha­kes­peare, les poètes, Celan notamment.

Quel film vous fait pleu­rer ?
Mes larmes coulent faci­le­ment, pre­nant le contrôle, défer­lant. La liste à énu­mé­rer serait trop longue. Selon les sai­sons de la vie, à d’autres moments, les films lacry­ma­lo­phores ne pro­duisent point leurs effets physiques.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Seul Ham­let passé dans un scé­na­rio de Duras vous répon­drait avec une pré­ci­sion élisabéthaine.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A bien des gens qui me fas­cinent. Mais cela ne me dérange pas d’envoyer des lettres exclu­si­ve­ment men­tales, de renon­cer à toute adresse réelle. Cer­taines lettres n’ont pas besoin d’être expédiées.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Je suis une amou­reuse de cer­tains lieux (urbains ou fores­tiers, beauté archi­tec­tu­rale ou beauté des bois, de la mer, de la nature) char­gés d’une vie autre, d’une beauté rava­geante, j’ai un rap­port intense à des endroits, à des bâti­ments, des pay­sages, des rues exha­lant une charge pul­sion­nelle, mythique. Une soro­rité farouche qui me fait éprou­ver phy­si­que­ment, dou­lou­reu­se­ment, toute atteinte por­tée à ces lieux élus en fonc­tion de réso­nances intimes, bio­gra­phiques ou non. Mon ima­gi­naire d’écrivain noue indis­so­cia­ble­ment formes de vie et topo­lo­gie, comme si les lieux étaient char­gés d’une vie plus grande, ani­mant ceux qui les occupent. J’ai mes lieux magiques à Bruxelles, ailleurs.

Quels sont les écri­vains et artistes dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Pêle-mêle, parmi les contem­po­rains, Hélène Cixous, Qui­gnard, Gracq, Chloé Delaume, Bach­mann, Genet, Anselm Kie­fer, Nico­las de Staël, Patti Smith… Dans mon pan­théon d’intercesseurs, entre nombre d’artistes, d’écrivains du passé, éter­nel­le­ment contem­po­rains des mes lignes de créa­tion. Des figures mécon­nues aussi, des explo­ra­teurs under­ground refu­sant de s’inscrire dans l’espace public.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Je donne ma langue au chat d’Alice. Non faute de réponses mais par leur excès même.

Que défendez-vous ?
Les com­bats qui exa­cerbent notre ampli­tude de liberté, nos puis­sances d’exister, de pen­ser, dans l’alliance incon­di­tion­nelle de la défense des liber­tés humaines et des droits de la pla­nète, des éco­sys­tèmes, des règnes ani­mal, végé­tal, miné­ral plon­gés dans une extinc­tion mas­sive à laquelle nous assis­tons sans mettre en œuvre une révo­lu­tion écologique.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”? 
Une adhé­sion sui­vie d’une déné­ga­tion, sui­vie d’un haus­se­ment d’épaules avant le retour du cycle recon­nais­sance inté­rieure, musi­cale de sa jus­tice — épreuve intime de sa faus­seté — rejet de sa pré­sence — indifférence…

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
Pour moi, la ques­tion ne s’ensevelit pas sous sa réponse. Le ques­tion­ne­ment sur­nage alors que l’éventail de ses réponses flotte dans la brume.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
La ques­tion impos­sible, en arrière de toutes les interrogations

Entre­tien et pré­sen­ta­tion réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 15 octobre 2015.

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