Véronique Bergen, Jamais

Le rêve de pou­voir parler

Véro­nique Ber­gen ouvre une nou­velle fois son miroir aux secrets comme elle le fit naguère avec  Habi­ter l’enfui. Elle fran­chit les fron­tières de l’intime en ouvrant un soli­loque d’une mère exi­lée en Bel­gique et désor­mais en déshé­rence. Celle de l’auteure lui res­semble sans doute du moins pour l’essence même du pro­pos : le mys­tère de la langue.
Non seule­ment elle engendre le récit mais en est le sujet. Comme la vie de la mère, son lan­gage « se noie dans un plu­riel héré­tique ». Face à lui, cha­cun y est par­fois le « flic » de l’autre d’étage en étage, d’étiages en étiages. Et la par­leuse fait de son his­toire une archéo­lo­gie autant de sa vie que de son lan­gage. Et, deve­nue âgée, la nar­ra­trice lorsqu’elle ouvre le robi­net des aveux ne s’arrête pas même si son « je » lin­gual n’est pas sûr (il passe par­fois par un jeu de carac­tères et de surlignage).

On pour­rait mettre cela sur le défi­cit de la vieillesse mais ce serait trop facile. Finis les sauts ratés. La nar­ra­trice trouve des pos­si­bi­li­tés pour per­cer es secrets en se lais­sant aller. Entre les géné­ra­tions il y a beau­coup de pareil et de même. Si bien qu’il existe là des effets d’angoisses qui peuvent repré­sen­ter d’ailleurs un plai­sir mal consumé et mal accepté, un désir contourné de jouir d’un autre lan­gage.
Le livre ne pro­pose pas un chan­ge­ment mais une sorte de tom­beau de la langue au sein d’une boucle qui se referme : « quand je suis venue au monde, la mort m’attendait déjà, cachée dans les flammes des bou­gies qui éclai­raient mon corps d’insecte ». Mais à mesure que « Sarah s’éloigne de Sarah », elle par­vient par cet écart à se rap­pro­cher de qui elle est faute d’avoir pu deve­nir celle qu’elle aurait aimé être. Le poids de l’histoire l’a écra­sée. Etre juive à son époque n’était pas simple. Etre une « belle juive lascivo-mélancolique » ne suf­fi­sait pas à être exo­né­rée des ava­nies de l’Histoire, des pères et de leurs champs lexicaux.

Pour autant, elle ne s’est jamais plainte. Du moins, c’est ce qu’elle pense : « Sarah n’appelle jamais à l’aide. Les seuls à qui elle confie sa débâcle et qui peuvent l’apaiser c’est le Témesta et consorts ». Mais sa fille (en off) lui sert néan­moins de punching-ball. Preuve qu’une mère juive ne se refait pas. Elle trouve à tra­vers elle (entre autres) quoi ali­men­ter son soli­loque.
Certes, de mère elle ne veut pas le titre : « Dès que ma fille est née, je me suis jurée de ne rien lui trans­mettre. Mes pré­ceptes édu­ca­tifs c’était zéro. Un môme vous gâche l’existence ». Mais Sarah oublie de pré­ci­ser : jusqu’à un cer­tain point. Ou un point de fixa­tion : sa fille est là à chaque page. Grace à elle, celle qui tra­vaille à se vider de tout, à se dépeu­pler, se vidan­ger trouve un espace vital et ver­bal eu égard aux mots exacts que sa fille lui a appris à employer. Elle lui en veut. Mais c’est bien par les mots justes que les siens ne sont plus juste des mots.

Le récit reste donc le roman de la langue — le plus impor­tant pour la femme de la reli­gion du Livre, la mère per­due entre divers lan­gages eu égard aux aléas de sa vie. Elle rend sa fille cou­pable de lui impo­ser son lan­gage. Néan­moins, dans ses aveux, elle en devient l’infante. Le soli­loque est donc une sorte d’hommage à celle qui a tou­jours rêvé de par­ler et qui pen­sait n’y arri­ver «jamais».
Le « j’aimais » n’est pas loin.

lire notre entre­tien avec l’auteure

jean-paul gavard-perret

Véro­nique Ber­gen, Jamais, Edi­tions­Tin­bad, Paris,  2017, 120 p. - 16,00 €.

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